…. si un livre déniché sur l’étagère la plus inaccessible d’une bibliothèque perdue dans le désert était capable de bouleverser – sauver – la vie d’un homme – d’un seul –, rien que pour ça il valait la peine d’avoir été écrit.
Quelques jours plus tôt, elle avait accepté mon invitation au cinéma et, dans la pénombre de la salle, après plusieurs tentatives, j’osai enfin lui prendre la main. Ce seul contact suffit à m’exalter pendant tout le film. Durant ces cent dix minutes, je me vis passer le reste de ma vie avec cette femme magnifique : nous nous mariions, nous avions des enfants, gâtions nos petits-enfants, fêtions nos noces d’or et, à la fin de notre vie, assis sur une pierre à la porte de notre maison, heureux comme des fleurs, nous contemplions le vaste crépuscule de la pampa.
C’était dimanche. Et, suivant l’exemple des gens qui se pomponnaient et revêtaient leurs plus beaux habits pour sortir dans les rues du campement, le soleil apparut du côté de la cordillère , rond et brillant, exact comme une Longines en or.
p.107
Le mot poète m’a toujours pesé comme un halo de pierre. Enfant, je croyais que les poètes étaient tous morts. Ou qu’ils étaient des entités sublimes, quasi incorporelles. Il me paraissait impossible que quelqu’un écrivant des choses aussi belles tousse, par exemple, ou crache, ou saigne du nez. Je n’avais jamais vu un poète en chair et en os et la possibilité d’en voir un dans le désert me semblait aussi improbable que de rencontrer un ours polaire batifolant dans la réverbération des sables brûlants. Non, je n’étais pas poète, juste un païen s’efforçant de griffer le tissage de la beauté avec un crayon Faber No 2 sur les pages d’un cahier quadrillé.
Dans l’unique librairie du campement il y avait de tout sauf des livres. En chemin pour la séance de cinéma de deux heures de l’après-midi – on passait un film avec Marilyn Monroe –, je jetai un coup d’œil machinal à la vitrine : parmi un fouillis de chemises, de cahiers et d’enveloppes, tel un poisson multicolore dans un aquarium de sardines, brillait la couverture d’un livre. Soit c’est un livre de cuisine, me suis-je dit, soit un recueil de chansons de la Nouvelle Vague, de ceux qui indiquent les positions des doigts pour plaquer des accords de guitare.
Moi, je ne cuisinais ni ne jouais de la guitare.
Je m’approchai de la vitrine : "Anthologie de la poésie chilienne contemporaine", d’Alfonso Calderón. C’était incroyable. À dix-neuf ans, je n’avais jamais eu un livre de poésie entre les mains. Le plus intellectuel que j’avais connu jusque-là – à part la Bible, le seul livre qu’il y avait toujours eu à la maison –, c’était de vieux numéros de Sélection du Readers’ Digest qu’un ami me prêtait.
(Incipit)
-Il existe donc un miroir magique où les moches deviennent jolies,passager Titichoca?
-L’argent, les amis, dit sentencieusement don Olvido, voilà le miroir qui arrange tout. Par exemple si don Anonimo était riche, on ne le considérerait plus comme un pauvre fou, mais comme un monsieur un peu excentrique. De la même façon, si la brave épouse du boucher recevait un héritage et devenait millionnaire, on ne dirait plus qu’elle est moche à faire peur mais qu’elle a une beauté bizarre et exotique.
p.140
Voyez-vous, mes frères, le démon lui-même ne boirait pas ce vin frelaté, dit-il quand les hommes lui firent remarquer qu'il ne buvait rien.
- Mieux vaut du vin maudit que de l'eau bénite, ami don Cristo, répondirent en riant grassement les poivrots.
Après avoir descendu plusieurs litres de vin en vrac - et un plat de sardines à l'oignon assaisonné d'aji vert, si piquant que les vieux l'appelaient "fils de pute" en écoutant avec résignation les conseils et les sages pensées pour le bien de l'humanité dispensés jusqu'à satiété par le prédicateur, les poivrots purent enfin lui couper la parole, "avec tout le respect que l'on vous doit, don Cristo", et se mirent à raconter leurs sempiternelles histoires de fantômes, de salpêtrières et leurs sublimes mensonges campagnards.
Le Christ d'Elqui s'excusa :
- Je regrette beaucoup ma soeur, mais je ne crois pas avoir le courage de me montrer les fesses à l'air devant la Statue de la Sainte Vierge même si, comme vous me l'avez dit, vous lui couvrez le visage d'un carré de velours bleu quand vous êtes occupée. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, il vaut mieux rester ici, dans la cuisine. De plus, bien que je n'ai pas soulagé mes glandes ni pratiqué de pollutions nocturnes depuis plusieurs semaines, je ne veux pas d'accouplement dans les règles pour le moment. Je me contenterai de vous demander - ce disant, il relevait sa tunique, baissait son caleçon mortuaire et s'asseyait sur le banc, le dos contre la table - de vous agenouiller un moment là, entre mes jambes et de calmer ces ardeurs animales par une bonne "pipe", comme les mécréants appellent la fellation.
Le boxeur et moi étions aussi différents qu’une pierre du désert et une pierre de rivière, mais nous sommes devenus bons amis. Selon les copains de l’équipe, l’un représentait la force et l’autre la jugeote. Ce qu’ils justifiaient par la taille de nos mains : celles de Rosario Fierro grandes et larges comme des pelles ; les miennes longues et fines comme celles d’un pickpocket. Cependant nous sentions tous les deux que force et jugeote étaient la combinaison parfaite pour une amitié idéale.
- Rêver, c'est déjà une façon de lutter, don Olegario. Quelqu'un a dit un jour: tous les rêves sont séditieux.