Cette histoire est étrange. Il est fort possible que personne n’y accorde du crédit ou même que l’on m’accuse de supercherie ; j’en accepte le risque.
Après avoir longtemps gardé secret ce « dossier » constitué de bric et de broc, je me suis décidé à le dévoiler. Ce n’est ni de la littérature, ni une enquête policière. Tout au plus une échappée dans un défaut de la cuirasse du réel. Que celui qui lira les lignes qui suivent se forge sa propre opinion.
Cependant, pour commencer, je dois donner quelques explications sur la manière dont j’ai découvert cette affaire. C’était il y a une vingtaine d’années, j’habitais alors un appartement situé dans le centre historique de Mons.
Regardez ce rocher-là, celui qui est tout en haut comme posé sur les autres, vous voyez ? Eh bien, on le nomme Caillou-qui-bique, une expression patoisante qui veut dire le caillou-qui-penche ou qui est en équilibre instable si vous préférez. J'ai toujours trouvé que ce rocher est comme une métaphore de la vie humaine : toujours en équilibre et pourtant toujours bien là. A la fois solide comme un roc et en même temps terriblement fragile.
Nous formions, avec Emile Verhaeren et quelques autres - des écrivains pour la plupart, mais aussi des peintres, des sculpteurs, des philosophes, des Allemands, des Français, des Anglais, des Belges, des Autrichiens, des Italiens-, une sorte d'internationale intellectuelle avancée.
"Nous étions convaincus qu'une ère nouvelle allait s'ouvrir pour l'Europe et le monde. Que l'amitié des peuples, que la fraternité, que les lumières de la science et de la culture allaient définitivement l'emporter sur l'obscurantisme des siècles passés. [...] De belles idées, oui, de belles chimères. Nous y avons cru de toute notre âme.
Et puis, un beau jour, on nous a dit que c'était la guerre. Il a été dans les premiers à partir. Je m'en souviens comme si c'était hier. Il faisait chaud, les hommes étaient magnifiques, et on pensait qu'ils étaient les plus forts du monde, que personne ne pourrait leur résister, surtout pas ces sales Boches. On pensait qu'ils reviendraient tous très vite et que la vie reprendrait comme avant.
-Mais vous parliez tout de même d'une procession religieuse.
-Oui, on l'appelle la procession du Car d'Or. En deux mots : le dimanche de la Trinité, au matin, juste avant le combat, on balade à travers la ville des statues de saints, des reliquaires et tout le bazar. Il y a des centaines de participants, mais, surtout, il y a le Car d'Or, une drôle de carriole qui transporte la châsse de sainte Waudru, la patronne de la ville et fondatrice du chapitre des Dames nobles.
-Des religieuses ?
-Oui, mais des religieuses de luxe. Des filles de la haute qui se prélassaient toute la journée à par faire grand-chose. Jusqu'à ce qu'elles se trouvent un quelconque nobliau disposé à leur passer la bague au doigt. Ah, les garces !
Pour se donner bonne contenance, Indira s’assure que le thé est assez infusé, puis elle remplit les tasses et en avance une vers Ernesto. C’est lui qui reprend la parole :
- Voudriez-vous me faire une faveur ?
Indira fait de grands yeux mais elle ne bronche pas.
- Mais certainement, fait-elle. Si c’est dans mes possibilités, bien entendu.
- J’ose espérer que oui. S’il vous plaît, faites-moi l’honneur et l’amitié de m’appeler Ernesto. « Commandant » fait quand même un peu trop protocolaire, vous ne trouvez-pas ? Et puis, nous ne sommes pas dans le maquis.
Elle part d’un rire franc.
- Je crois que je puis accéder à votre demande, Ernesto. Et quant à vous, je vous autorise à m’appeler Indira, comme ça nous serons à égalité.
- A vos ordres. Savez-vous, Indira, que vous me rappelez beaucoup quelqu’un ?
- Comment pourrais-je le savoir ? Qui est-ce ?
- Un des nombreux fantômes de mon passé.
- Vous avez à peine trente-et-un ans et déjà tant de fantômes derrière-vous ?!
- Ne vous moquez pas. C’était une très belle jeune fille...
La vérité est un pays sans chemin qu'on ne peut approcher par aucune route, aucune religion, aucune secte. Je dirais de moi même que je suis surtout préoccupé par le sort de mes semblables atterré par la dégradation de l'environnement et, surtout, effrayé par la menace que l'arme atomique fait peser sur le destin de l'humanité. (p.205)
Et moi, qui suis-je ? Un homme blanc de trente et un ans, Argentin de naissance, Cubain d'honneur, révolutionnaire, combattant de la liberté, diplomate improvisé, médecin dévoyé, amoureux transi, curieux de tout, mort en sursis mais vivant à jamais. Suis-je du peuple ou suis-je le peuple ? Et comment finirai-je ma vie ?