Voici l’une des leçons de la Shoah : ne t’habitue jamais à l’injustice. Pris isolément, un fait injuste est comme un grain de sable dans le creux de la main : on n’en sent pas le poids.
Au début du mois de septembre 1940, j’étais désespérée : le nord de la Transylvanie venait de repasser de la Roumanie à la Hongrie. On commençait d’y persécuter les juifs ; mais notre vie n’était pas encore menacée. Peu de temps après cependant, les dernières nouvelles de Roumanie nous informèrent qu’on y persécutait aussi les juifs. Finalement, me disais-je, ce n’est pas plus mal d’habiter désormais en Hongrie. C’était l’hiver et en effet le bruit courait que les juifs des régions les plus orientales étaient jetés dans des trains, pour des voyages interminables en direction de la Transnistrie, en Ukraine. À ce moment-là, je m’étais déjà habituée aux conditions dégradées dans lesquelles nous vivions en Hongrie, et me
félicitais de ne plus vivre sous autorité roumaine.
Je me revois encore tricoter des chaussettes de laine pour les pauvres malheureux qui n’avaient pas pu emporter d’habits chauds avec eux. Puis
ce fut mars 1944 et l’avancée allemande ; j’eus désormais toutes les raisons de regretter de n’être plus en Roumanie : au lieu de livrer les juifs aux
Allemands, les Roumains, eux, faisaient des affaires avec les États-Unis – ils leur « vendaient » les juifs cent dollars par tête.
Je fus de celles et ceux qui eurent de la chance. Beaucoup même, et plusieurs fois de suite.
Leur enseigner à ne pas reproduire les grandes erreurs de l’histoire, tel est le but. J’espère que tous ceux qui liront cet ouvrage comprendront que nous ne sommes en rien prédestinés à jouer le rôle de spectateurs ou de bourreaux. En tant qu’individus, nous possédons tous une volonté propre, nous portons tous une responsabilité ; il nous suffit de l’assumer pour que l’histoire ne se
répète pas.
Hédi Fried, décembre 2016
De même qu’on ne peut pas suivre à l’œil nu l’évolution d’une fleur qui, à partir d’un petit bourgeon, devient une rose épanouie, nous n’avons pas su remarquer l’accumulation de petits faits qui conduisirent au fait accompli.
Ce livre s’adresse également à tous ceux qui n’ont pas lu les précédents, mais qui voudraient mieux comprendre la Shoah. Mon seul souhait : que cette lecture puisse profiter aux jeunes d’aujourd’hui et de demain.
Ce que la vie nous enseigne, c’est que tout peut basculer d’un instant à l’autre, qu’on ne peut jamais savoir ce qu’un changement nous réserve. Ce peut être
pour le meilleur, ce peut aussi être pour le pire.
Dans les camps, on ne savait jamais si un changement de situation signifiait plutôt vivre, ou plutôt mourir.