[...] ... - "Dans ce qui arrivait maintenant," continua le Président [Veik] calmement, "ce qui m'apparaît essentiel, c'est que ça n'arrivait pas pour la première fois - c'était seulement la première fois que ça arrivait de cette façon, avec une telle tension impérieuse dans les capillaires de la vie. Mais pour le fond, c'était la mise en marche d'un mécanisme que je connaissais depuis l'enfance et l'adolescence des deux filles, que j'avais observé du coin de l'oeil, en y jetant des demi-regards. Tout à fait en passant. Comme un verre d'eau sur le rebord de la table, qui n'est encore jamais tombé pour donner de vrais éclats de verre qui obligent finalement à une prise de conscience claire - du moins après coup - ... un fait significatif auquel nous nous étions peu à peu habitués : lorsque les filles étaient petites, tout le monde n'en avait d'abord que pour Marianne, pour ses joues rouges, ses tresses blondes comme les blés, ses jambes solides et fortes et ses réponses si raisonnables. On fit d'abord moins attention à Louison, silhouette brune et mince qui restait en retrait, toute de douceur et de modestie. Je prétends du reste que les parents ne sont en fait pas facilement prêts à considérer leurs enfants comme des êtres vivants, et c'est la même chose pour les enfants, vis-à-vis de leurs parents, ils ont davantage une idée de ce qu'ils devraient être réciproquement les uns pour les autres, chose qui est quasiment incompatible, quand on y regarde de plus près, avec la pensée qu'un père puisse par exemple aussi avoir une vie propre, une histoire propre ... Or, à mon avis, ce serait surtout le devoir des parents, plus qualifiés dans ce domaine, de briser une telle prévention ; mais on ne se doute pas quelle force il faut pour regarder bien en face une chose que l'on perçoit, lui donner le contour précis d'un fait, par la magie conjuguée de la réflexion et du verbe ... Non, on regarde du coin de l'oeil - et le verre reste alors sur le rebord de la table. Bon, tu vas tout de suite voir où je veux en venir dans toute cette affaire Derainaux, et comment elle s'est déroulée ... depuis le début en effet, il y a longtemps, j'avais quelque chose en moi qui savait ce qu'il en était en fait de la relation entre ces deux enfants, en amour et en haine - et c'est justement cette dernière que l'on refuse en tant que père, lorsqu'elle survient entre ses enfants, au lieu d'y porter toute son attention, je veux dire sur les causes de la haine. Bien sûr, par la suite, j'ai beaucoup réfléchi là-dessus, j'en ai beaucoup parlé avec ma femme qui était aussi au courant, à sa manière, tout comme moi - trop tard ; du moins la véritable clarté est venue trop tard." ... [...]