
Les cocktails ont décuplé mon agitation et ma fatigue. Il ne pleut pas. Je m’échappe du Sabah puis du parc, le temps de prendre un petit bain de sueur, de poussière, dans les rues adjacentes.
Quelques touristes flânent comme moi, objets de curiosité pour les Malaisiens qui les considèrent du fond de leurs carrosses réfrigérés. Sur le trottoir, les gamins vendent des fanions en l’honneur des Jeux et de la Reine, des chewing-gums (ils ne sont pas interdits ici comme ils le sont à Singapour), des magazines, des chiffons, des fruits à la pièce : goyaves, mangoustans, papayes.
Il faut lever la tête pour admirer, ondulant à travers le voile des gaz d’échappement, les échangeurs de béton, labyrinthes célestes ; les feux suspendus, dont le rouge bave, et les barrettes de strass des cours. La police en armes quadrille discrètement le secteur. En clé de voûte s’allume la WASAN 2020, la VISION 2020 de Mahathir Mohamad.
Scène de crime ou scène de crise ? KL est une ville effarée à peine sortie de l’enfance, où les gratte-ciel émergent des marécages comme des lotus, où les fantômes des pionniers flottent, dans leur peau phosphorescente, au-dessus des lacs et des mines d’étain, au-dessus des chantiers à cœur ouvert et des richesses qu’ils ont contribué à créer.
Je joue la voiture-balai. J'aperçois Maxime, qui remonte les rangs. Que vois-je ? Il est allé quérir l'un des minibouquets d'orchidées/ fougères préparés sur la table pour des hôtes élus - de vraies orchidées, pas de ces trucs en caoutchouc - et voilà qu'il l'épingle lui-même au -dessus de mon sein gauche, qu'il effleure au passage !
- Laissez-moi fait, belle dame.
Il hausse un sourcil, s'amuse parce que je le remercie avec effusion :
- Je ne savais pas que tu aimais la verdure à ce point.
Je voudrais bien lui dire quelque chose d'aimable, comme :
"Ce n'est pas la verdure que j'aime, pauvre demeuré, c'est toi !"
Je me retrouve simplement assise, exultante et tremblante, sur un nuage qui passait par là.
« Mixte », adj. Et N. m. Qui est formé d’éléments hétérogènes (…). Ensemble constitué d’éléments différents, voire opposés.
« Mariage mixte », n’est-ce pas un pléonasme ? ! Tous ne le seraient-ils pas ? Sans doute certains le sont-ils plus que d’autres ! … « Mariage mixte » ; entre personnes d’obédiences religieuses différentes ou de races différentes, précise le dictionnaire Hachette encyclopédique … ; notre itinéraire sur la Carte du Tendre et du Temps en devient-il à ce point éloigné de celui d’un couple « non mixte » ?
Certains jours, j’en doute.
- On nous a dit qu’on était noires.
- « On » ? Qui, « On » ? l’instituteur ?
- Non, les élèves.
- Ca se pourrait, et puis après ? Mais en l’occurrence vous n’êtes pas noires, vous êtes dorées.
- Qu’est-ce que ça veut dire, « en l’occurrence » ?
- Ca veut dire qu’en fait, tu es couleur sapotille, comme l’on dirait, je crois, en Martinique où tu es née. Ou bien que tu ressembles à un délectable morceau de sucre candi… ; moi qui suis blanche comme une meringue ou une savonnette, je paierais n’importe quel prix pour obtenir un ton de peau comme la vôtre ! D’ailleurs, il y a des tas de dames qui s’échinent à longueur de temps pour y parvenir … et vous deux ? … Pas eu besoin de lever le petit doigt : c’est Papa qui a fait ça pour vous !
Stupéfaction :
- Et Papa, il ne pouvait pas le faire pour toi ???
- Hé non ! … ça ne se transmet pas dans ce sens-là. La couleur descend du père vers l’enfant mais ne remonte pas vers la mère !
Les cris augmentent encore, mais tout le monde sourit ! Ce qui me manque, me dis-je, c’est l’entraînement. Je n’ai jamais participé à la moindre manifestation. Je n’ai aucun point de comparaison. Ca ne ressemble pas aux défilés de la CGT vus à la télévision. Ni aux images d’achires : barricades de mai 68 ou armada nazie pour Nuit de Cristal.
(…) Je saisis ce deux mots, couverts pas les hourras. Il parle au micro, et les manifestants s’crient après lui que Mahathir doit démissionner. Un homme agite un grand drapeau malaisien. Les mains claquent en hauteur.
- Re-for-ma-si ! scande l’ex-héritier.
- Re-for-ma-si ! vocifèrent les manifestants, toujours hilares.
Le mot emprunté aux voisins indonésiens, excédés par plus de trente ans de dictature, vibre et résonne.
Mais pour l’instant je m’envole sur les ailes d’Upali, je suis subjuguée par ces trois syllabes rares (pour nombre de Ranjit, d’Asoka, de Nihal, je connaîtrai jamais que deux Upali : celui-ci et celui que j’épouserai !, je rends son sourire au bébé, je lévite, le nez dans les étoiles et les embruns.
L’amour le plus exclusif pour une personne, écrit Proust, est toujours l’amour d’autre chose. L’empire exercé par Upali sur mon instable personne, lorsque nous avons pour la première fois échangée quelques mots, devait sans doute beaucoup à son charme…. Mais sûrement quelque chose aussi à ma passion déjà déclarée pour l’île comme pour ce prénom, celui du prince des aires, des opales et du chocolat.

Je raccompagne Boris jusqu’au parking du Sabah. La nuit fraîche me ranime. Je songe à haute voix :
- Mahathir, le visionnaire ou le démiurge fou ? Je ne sais plus trop comment le voir. En tout cas, comparée aux Petronas, la réplique de Colmar en carton-pâte ne m’inspire guère.
- Rien à avoir avec du carton-pâte. De la bonne pierre. Elle vient d’Inde. L’architecte a essayé de s’approvisionner dans les carrières des Vosges, mais c’était vraiment trop cher. Quant aux tuiles, elles sont effectivement achetées en France. Vous savez, Mahathir a un jour demandé à l’Ambassadeur, lors de discussions autour d’un programme de coopération : « Envoyez-moi l’architecte qui a fait Paris. » Voilà à quoi ressemble un pays jeune et sans complexe.
- Vous avez raison, Boris. Après tout, c’est un Français qui a dessiné les plans de Washington, la capitale des Etats-Unis ! Et quand on a, comme « Docteur M », importé Colmar et le château du Haut-Koenigsbourg à une heure de KL, quand on est occupé à faire sortir de la jungle la nouvelle capitale, et, surtout, quand on voit que les jumelles Petronas deviennent l’emblème du pays … pourquoi douterait-on de sa propre puissance ? Encore faudrait-il savoir à quoi on l’emploie, hors projets pharaoniques.
Ni valise ni cercueil, comme ceux à qui l'on a tout pris avant de les convertir en fumée, ou ceux qui coulent à pic en méditerranée.
"Ce n'est pas avec "deux harengs frigorifiés" mais avec une autre collation personnelle que se déplace Umberto Eco, tout au long de Comment voyager avec un saumon : malgré le titre didactique, Eco ne maîtrise pas le problème. Il ne cesse de vider des tiroirs de minibars d'hôtels de leur contenu alcoolisé pour tenter d'y caser son saumon fumé en mal de froidure, cependant que le personnel éjecte l'animal et que l'ordinateur lui facture le contenu du minibar. Bilan à l'arrivée : "le saumon est immangeable. Mes enfants m'ont dit que je devrais boire un peu moins"
"Qui dit bagage, dit nouvelles racines. Je vis avec et dans mon balluchon comme l'enfant dans ses langes. J'emporte, je recrée ma maison, j'habite ce lieu fantôme installé dans ma valise ou mes malles. Chambre, salle de bains, cuisine, bureau, bibliothèque... L'objet qui paraît le plus spécifiquement pensé pour s'en échapper, conçu pour le nomadisme, est encore un reflet du bercail que j'ai quitté."