Découvrez le premier roman d'Hella Feki, professeure de lettres, « Noces de Jasmin ».
Il s'agit d'un roman puissant qui nous emmène au coeur de la révolution tunisienne, une histoire ici écrite depuis l'intérieur par trois personnages bouleversants, bouleversés, qui racontent leurs souvenirs, leurs blessures et leurs peurs, leurs espoirs et leurs envies de tout changer.
Paru aux éditions JC Lattès en août 2020.
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Je fais naître la lune dans son regard. Je vois dans ses yeux que je l’habite déjà. C’est un amour si fort, dès cette première fois, un amour si fort qu’il frôle les sens, la peau et imprègne les chairs. Au fond, l’amour commence peut-être ainsi, par la peau, les ongles qui la lacèrent, les cris, les gémissements, les bouches qui s’absorbent, les corps qui s’avalent, la brutalité, mais aussi la tendresse, les corps qui se détachent après la jouissance et qui ne se touchent plus, l’amour qui se tait enfin, les corps qui s’effleurent à nouveau, qui font leurs aveux. C’est peut-être cela la vraie jouissance, crier la plainte d’un bonheur insoutenable.
Je l’ai souvent revue ces dernières semaines. Il y a tellement d’intensité en elle. Elle m’attire. Elle m’intrigue. Entre mes mains, elle est tout, femme, enfant, amante. Mais se glisser vers elle, c’est aussi être happé par elle, par le désir d’elle, et ça me fait peur. Alors, je m’envole plusieurs heures, parfois une journée entière. Et je reviens.
Depuis que je suis dans cette geôle, le vide.
Je l’imagine sur sa terrasse. Elle regarde la mer.
" La nuit, sous le jasmin, la brise et les fleurs m’entourent, les branches se penchent sur moi et essuient mes larmes. Sous le jasmin, je me suis posé, j’ai accordé le luth et j’ai chanté. J’ai beaucoup pleuré quand je me suis souvenu de toi. Tu me manques et je suis inquiet. Pas de lune et pas de bruit d’oiseaux, seule la brise sur les arbres me tient compagnie et me console. "
A peine esquissée, on la nomme « la révolution de jasmin ». On en souligne l'incroyable douceur, peut-être à cause de ce mélange insolite de colère et de retenue, de révolte et de dignité ; Le jour dans la rue ; la nuit, devant l'écran. En vérité, de ces brins de jasmins, nous avons fait des triques de fortune et des câbles virtuels pour nous défendre.
Je puise dans mes souvenirs. J’ai désiré, j’ai aimé, j’ai été conquis, deux ou trois fois dans ma vie. Je décris les étreintes, la tension érotique, la montée du désir. J’imagine leur peau sous mes doigts, sous mes lèvres, ma main dans leurs cheveux, leur sourire sur le point d’exister et leurs mains annonçant leurs baisers. Dans la douceur de ces moments d’écriture, je rêve surtout d’Essia, avec un pincement au cœur. Peut-être croit-elle que je l’ai abandonnée. J’espère la retrouver suffisamment tôt pour que ses désirs, lassés, ne s’envolent pas.
J’aime cette magie de pouvoir se transporter en pensée dans l’univers et les émotions de quelqu’un. Comme nous, l’être de papier jouit de la pelouse en été, il lutte contre la pluie torrentielle en hiver, il se lèche les doigts après avoir dégusté une gaufre au chocolat, il résiste aux fléaux de son ère, il naît, se réinvente, vieillit et meurt.
La révolte du pays se tisse. Les rassemblements sont interdits, mais aujourd’hui, les émeutes éclatent partout, sous le crépitement des balles. Le mouvement vient de l’intérieur du pays : c’est un cri de désespoir parti des villes désolées, un cri de rage qui atteint les cités du littoral, enfin, un cri étouffé par la police, dans la capitale. Nous entendons des murmures qui chargent le ciel d’un vent violent, des bruissements qui chargent les rues d’une foule noire en colère, une clameur qui dit : Tunis change. Aujourd’hui, tout se transforme, même la géographie, même le ciel, même les branches de jasmin qui étaient mon royaume quand j’étais enfant.
À 22 ans, je rencontre Julie, dans un bistrot. Elle est seule. Elle lit un roman et note des phrases dans un carnet. Elle fume et boit son café à petites gorgées. Je la trouve belle, avec ses cheveux blonds et ses grands yeux bleus, si clairs et si tristes. Je la regarde quelques instants, et puis je me décide. Je vais vers elle. Il me faut du courage, elle est impressionnante. Si triste, si froide, si dure, et en même temps si belle. Je lui demande si je peux m’asseoir et prendre un café avec elle. Les autres tables sont libres et il y a de la place ailleurs. Tant pis. J’y retourne tous les jours. Elle finira par me prêter attention.
On se fait refouler à l’entrée des boîtes de nuit parce que je suis « un peu typé ». Et pourtant, j’ai les yeux bleus, comme les Français. Disons que j’ai un physique peu commun, des yeux bleus, des cheveux crépus, la peau mate. Je tiens peut-être cela de la Kahéna, cette princesse berbère légendaire, ou d’origines insoupçonnées qui remontent à des arrière-grands-parents. Je suis très grand, alors que les Tunisiens sont souvent petits, surtout mes parents. À Sfax, à l’époque, on se serait cru dans une ville de Lilliputiens, d’autant plus quand les hommes se comparaient aux colons installés là, pendant la période du protectorat.
Ma vie sera-t-elle un long fleuve tranquille ou un puits de souffrance ? Je ne sais pas. Reverrai-je Essia ? Je ne sais pas. Pris au dépourvu par ce point d’interrogation, je tourne les pages de ma vie, je cherche un indice dans le grondement de la foule, dehors, pour savoir si l’agitation extérieure me sortira de là. Mais rien. Rien de plus que l’incertitude. Moi qui avais inventé, minutieusement, durant toutes ces années, les chapitres d’une vie à venir, quelle déception de découvrir que tout ce que j’avais lentement élaboré de ma vie pourrait si soudainement tomber à l’eau.