Connu sous le nom d'Henri Alleg, qu'il avait pris lors de son passage dans la clandestinité pendant la guerre d'Algérie, Harry Salem est mort le 17 juillet à Paris trois jours avant son quatre-vingt-douzième anniversaire. Dans son livre La Question qui reste un document majeur sur la torture, il avait témoigné sur les sévices qu'il avait subis, en 1957, entre les mains des parachutistes français.
En 2005, il était venu sur le plateau de TV5Monde. Entretien avec Xavier Lambrechts.
Dans la soirée, un autre que je ne connaissais pas, entra à son tour. Un petit blond, au fort accent du nord : un appelé. Il me dit avec un grand sourire : "Vous savez j'ai assisté à tout, hein! Mon père m'a parlé des communistes pendant la Résistance. Ils meurent, mais ils ne disent rien. C'est bien!"
Je regardai ce jeune à la figure si sympathique, qui pouvait parler des séances de torture que j'avais subies comme d'un match dont il se souviendrait, et qui pouvait venir me féliciter sans gêne, comme il l'aurait fait pour un champion cycliste. Quelques jours plus tard, je le vis congestionné, défiguré par la haine, battre dans l'escalier un musulman qui ne descendait pas assez vite : ce "centre de tri" n'était pas seulement un lieu de torture pour les Algériens, mais une école de perversion pour les jeunes Français.
Ne pas céder à ces brutes qui se flattaient d’être des émules de la Gestapo.
C'était le temps des exécutions sommaires par centaines, des "corvées de bois", des prisonniers "abattus au cours d'une tentative de fuite", le temps de la torture généralisée, le temps des "crevettes-Bigeard" comme disaient cyniquement les émules de l'officier tortionnaire. Les prisonniers, les pieds attachés à un parpaing ou pris dans un bloc de béton étaient chargés dans un hélicoptère lourd qui prenait son envol vers la mer au-dessus de laquelle était lâchée cette cargaison vivante.
Des "crevettes-Bigeard". Un "bon mot" des assassins .
C'est aux "disparus" et à ceux qui, sûrs de leur cause, attendent sans frayeur la mort, à tous ceux qui ont connu les bourreaux et ne les ont pas craints, à tous ceux qui, face à la haine et la torture, répondent par la certitude de la paix prochaine et de l'amitié entre nos deux peuples qu'il faut que l'on pense en lisant mon récit, car il pourrait être celui de chacun d'eux.
tout cela, je devais le dire pour les Français qui voudront bien me lire. Il faut qu'ils sachent que les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le grand peuple de France, auprès duquel ils ont tant appris et dont l'amitié leur est si chère. Il faut qu'ils sachent pourtant ce qui se fait ici EN LEUR NOM.
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Tout cela, je devais le dire pour les Français qui voudront bien me lire. Il faut qu’ils sachent que les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le grand peuple de France, auprès duquel ils ont tant appris et dont l’amitié leur est si chère.
Il faut qu’ils sachent pourtant ce qui se fait ici EN LEUR NOM.
Le "centre de tri" s'emplissait alors de cris, d'insultes, de rires énormes et méchants. Erulin commençait l'interrogatoire d'un musulman. Il lui criait : "Fais ta prière devant moi." Et je devinais dans la pièce d'à côté un homme humilié jusqu'au fond de l'âme, contraint de se prosterner en prières devant le lieutenant tortionnaire. Puis, d'un coup, les premiers cris des suppliciés coupaient la nuit. Le "vrai travail" d'Erulin, de Lorca et des autres avait commencé. Une nuit, à l'étage au dessus, ils torturèrent un homme : un musulman, assez âgé semblait-il au son de sa voix. Entre les cris terribles que la torture lui arrachait, il disait épuisé : "Vivre la France! Vive la France!"
Sans doute croyait-il calmer ainsi ses bourreaux. Mais les autres continuèrent à le torturer et leurs voix résonnaient dans toute la maison.
"Alors, il ne veut pas parler? dit l'un des civils.
-On a tout le temps , dit le commandant, ils sont tous comme ça au début : on mettra un mois, deux mois ou trois mois mais il parlera.
-C'est le même genre que Akkache ou Eyette Loup, repris l'autre. Ce qu'il veut : c'est être un "héros", avoir une petite plaque sur un mur dans quelques centaines d'années." Ils rirent à sa plaisanterie
La carrière d'un personnage comme Aussaresses en est, d'une certaine façon, une très démonstrative illustration. On a ainsi appris qu'il ne s'est pas seulement fait connaître comme un parfait organisateur des centres de torture en Algérie mais que sa réputation l'a amené à "exercer" ses talents dans bien d'autres pays. Il fut, tour à tour, "prêté" par les services de Renseignements français à l'armée américaine qui combattait au Vietnam, aux divers dictateurs régnant sur le Brésil, l'Argentine, le Chili.
Il y a maintenant plus de trois mois que j'ai été arrêté. J'ai côtoyé, durant ce temps, tant de douleurs et tant d'humiliations que je n'oserais plus parler encore de ces journées et de ces nuits de supplices si je ne savais que cela peut être utile, que faire connaître la vérité c'est aussi une manière d'aider au cessez-le-feu et à la paix. Des nuits entières, durant un mois, j'ai entendu hurler des hommes que l'on torturait, et leurs cris résonnent pour toujours dans ma mémoire.