C'est vrai qu'il y a dans tous les tableaux de Poussin, l'un après l'autre, une ambition absolue ; c'est celle du sacrement, au moins de la cérémonie. "Les Bergers d'Arcadie", "La Peste d'Asdod", "Apollon amoureux de Daphné" : chaque tableau est un acte capital qui veut introduire dans le monde une nouveauté, un renouvellement. Il faut voir comment le peintre se donne tout le loisir qu'il lui faut ; met au point l'ensemble et le détail. Choisit son sujet, fait des esquisses, prend des notes, construit même des maquettes. Contrairement en son temps aux peintres de son importance il n'a pas d'assistants ; sa solitude est celle de l'exil, mais aussi du grand oeuvre ; du mystère dans lequel naissent les visions profondes. C'est l'ancêtre de Duchamp, du "Grand Verre" ; non pas de Faraday ni de Marie Curie. (p. 155)
On peut pourtant aimer l'art contemporain; ainsi l'enfant que j'étais que charmaient les reproductions de l'Oeil, tableaux d'Ubacs, statues de Chadwick ou de Laurens; dans les machines inutiles de Tinguely, je retrouvais le plaisir du Meccano; sans doute n'aurais-je pas passé des années devant; mais que signifie le temps passé devant un tableau ? (p. 105)
Je ne suis pas sûr que l'enfance qu'émerveille la peinture soit vocation muette au langage. Ainsi mon regard à moi, quand j'avais neuf ans et que ma mère m'achetait des livres de reproductions. Le tableau se donnait d'un seul coup, comme un mot d'esprit qui fait rire avant même qu'on ait réfléchi. Je ne savais pas qui étaient Dürer et Vinci, je ne lisais pas le texte du livre. Je ne cherchais jamais à savoir qui était tel personnage, ce qu'était exactement le mythe représenté. Je me contentais de l'étonnement que j'éprouvais devant chaque tableau. Sans lire la biographie des peintres, je découvrais des voix. Ce regard, rétrospectivement, me paraît juste, aussi juste que celui des savants. (p. 185)
Qu'est-ce donc qui est si important dans un tableau, qu'on veuille le posséder, par la jouissance ou la connaissance ? Il est remarquable que Pline l'Ancien, dans son -Histoire naturelle- , blâme les riches Romains d'avoir chez eux des fresques qu'ils seront seuls à voir; le tableau, dit-il, tabula, est plus juste, il circule et réjouit tout le monde, au moins virtuellement; il y a dans l'essence de la peinture de n'appartenir à personne, une liberté; c'est pourquoi il y a des femmes peintres, mais non des esclaves; un mystère aussi, une capacité infinie de métamorphose, d'un regardeur à l'autre, d'une époque à l'autre.
(p. 43)
Enfant, je me perdais déjà dans les salles aux parquets bien cirés du musée de Valence; les sanguines d'Hubert Robert en étaient le fleuron. (...)
Mais les grands tableaux d'Hubert Robert ont la clarté du technicolor; ils ouvrent pourtant au rêve autant que les Prisons de Piranèse, que Venise ou Varsovie dans les oeuvres des Canaletto. Hubert Robert n'était pas, sans doute, un aussi grand génie que Léonard; mais quelle importance ? (p. 52)
Quand j'étais jeune, j'allais souvent au Louvre avec des amis peintres, pour discuter devant les toiles, pour chercher leur véritable signification dans la peinture, pour les situer dans le temps, et dans leur devenir. Nous voulions savoir ce qu'à nous, peintres de ce temps, elles avaient à dire. -- Edouard Pignon [p. 59]
Mais peut-on voir autrement que ce qu'on est ? Voir de façon vraiment objective ? La vision peut-elle être neutre, non colorée par le religieux, l'époque, une idiosyncrasie individuelle ? Vérité et erreur perdent ici leur sens ; à travers le commentaire, le tableau dit ce qu'il veut, qui est aussi ce que chacun peut ou veut entendre. (p. 168)
Mais quelle est la nécessité, pour le visiteur ordinaire, d'avoir lu à propos de Manet, Chardin ou Cézanne ce qu'il faut avoir lu, explication ou interprétation, jugement de valeur, description d'une technique, paraphrase poétique, parole sans autre, tout ce qui est écrit sur les murs des expositions, dans la bibliothèque des commentaires ? (p. 179)
L'homme moderne, hédoniste et sceptique, seulement occupé de jouissance esthétique, celle que suscite une toile sans mythe ni titre, reconnaît instantanément ce qui est grande oeuvre, les oeuvres qui ne sont pas seulement intéressantes ou plaisantes, mais qui conservent quelque chose de substantiel, d'un rapport religieux au monde! (p. 77)
La définition du tableau formulée par Maurice Denis, assemblage de formes et de couleurs, vaut déjà pour Rembrandt et Poussin ; elle n'était alors que sous-jacente, peut-être sécrète.
La peinture moderne est déjà chez les grands peintres anciens ; la peinture ancienne est déjà moderne. (p. 75)