Henri de Montrond

Le boustrophédon
Au cours du dernier millénaire, chez les Grecs, la phrase s'invente mais, elle aussi, cherche son orientation tantôt dans un sens, et tantôt dans l'autre. Au IIIe siècle se développe une écriture qui semble satisfaire tout le monde : la ligne commence de gauche à droite, la suivante continue de droite à gauche, pas de temps perdu, elle progresse comme l'attelage du laboureur creusant des sillons, d'où son nom de boustrophédon (du grec bous, boeuf, et strephein, tourner).

Il semble certain qu'un être humain qui, par nature, se sent orienté dans un sens (gauchers contrariés, gauchers qui s'ignorent) affronte une épreuve extrêmement dure à un moment où on lui propose un assemblage de symboles organisés en sens inverse. Cette contradiction est sans doute à l'origine de beaucoup de difficultés d'apprentissage de la lecture qui est pourtant au coeur de notre civilisation.

... nous demandons, respectueusement et très humblement,n, aux scientifiques, aux psychologues, aux neurologues, lorsqu'ils évoquent, dans leurs exposés ou leurs recherches, la spécificité de chacune de nos moitiés cervicales, d'abandonner la préqualification gauche-droite en la remplaçant par d'autres dénominations plus spécifiques. Nous proposons d'utiliser des termes comme ceux de Laborit, "hémisphère cartésien" et "hémisphère mystique" ou bien "cerveau analytique" et "cerveau intuitif" ou bien encore, selon l'expression de Pignon, "cerveau langagier" et "cerveau émotionnel". Cette habitude ne changerait absolument rien à leur analyse et éviterait, à notre avis, bien des malentendus.

Se référant à la théorie des hémisphères cérébraux, le publicitaire Pierre Lemonnier fit une analyse amusante du comportement des acheteurs potentiels qu'il traite par ailleurs avec beaucoup de sérieux: "Notre cerveau gauche, leur dit-il, s'occupe prioritairement de ce qui est achats raisonnables, fondamentaux, indispensables. Notre cerveau droit se réserve la sélection des grandes ou petites folies, les coups de foudre et autres fantaisies ludiques... En tant que publicitaires, nous ne pouvons pas parler le même langage à l'un et à l'autre."
Pierre Lemonnier a donc choisi de s'adresser au cerveau droit, celui du rêve. Cette idée a fait son chemin...

Michel Serres se situerait à mi-chemin entre le "gaucher contrarié" et le "gaucher accepté" [...]. Il nous décrit avec humour et talent sa situation de gaucher contrarié dans Le Tiers instruit, une apologie de l'ambidextrie : "Il me semble meilleur de vivre, parler ou penser avec tous ses organes qu'en retranchant de leur ensemble une moitié noire", ce qui est pratiquement le cas de la plupart des droitiers. Michel Serres ne mâche pas ses mots, il parle de "la passion d'une partie de l'humanité pour une maladie qui oblige notre demi-corps à se coller à un cadavre, comme un mariage hideux".

Il est intéressant d'évoquer les expériences des neurologues japonais, en particulier le professeur Tsunoda. Nous savons qu'au Japon il n'y a officiellement pas de gauchers. Ce fait est-il à mettre en rapport avec les expériences de Tsunoda ? Selon lui, les Japonais n'utiliseraient que l'un de leurs hémisphères (celui de l'analyse) mélangeant ainsi la perception du langage et les réactions émotionnelles au lieu de diviser les tâches entre les deux moitiés comme le reste du monde et cela expliquerait, ajoute le docteur Jacqueline Renaud, pourquoi ils apprennent mal les langues étrangères.

Emile Javal, qui s'est passionné pour ce phénomène, nous laisse entendre que les gauchers, s'ils étaient livrés à eux-mêmes, écriraient de droite à gauche. Des orthophonistes nous confirment la spontanéité de ce geste.

Nous avons aujourd'hui qu'il n'y a aucun rapport direct entre la gaucherie et l'homosexualité ; tout en considérant cependant que le gaucher, classé souvent comme un être à part depuis son enfance, a tendance, dans le meilleur des cas, à se marginaliser, ce qui peut effectivement aboutir, entre autres, à s'évader de ce qu'il considère comme du formalisme. Plutôt que d'un rapport direct de cause à effet, nous pouvons tout au plus parler de rapport indirect.

Gauche, droite, droite, gauche, nous commençons à nous y perdre ; simplifions : le droitier parle grâce à l'hémisphère gauche (avec une certaine participation du droit) ; les gauchers devraient parler avec leur hémisphère droit. Or il arrive à certains d'entre eux d'utiliser l'autre comme les droitiers. Nous verrons dans le prochain chapitre que l'opération lecture-écriture intervient à l'origine de ce phénomène.

Beaudelaire, qui ne vivait pas de sa littérature, fut, pour survivre, critique d'art une période où la peinture officielle n'était pas à son apogée. Lorsqu'une toile lui paraissait meilleure qu'une autre, il inversait le tableau, et si sa bonne impression demeurait, autrement dit, si l'oeuvre gardait son équilibre, il jugeait alors qu'il pouvait entamer l'analyse , mais, précise-t-il, "le fait est rare".