Sur le plan intellectuel, le principe d'équilibre des forces exprimait les convictions profondes de tous les grands penseurs politiques du siècle des Lumières. Pour eux, l'univers, y compris la sphère politique, était réglé par des principes rationnels qui s'équilibraient. Les actions apparemment aléatoires d'individus dotés de raison tendaient, prises ensemble, vers le bien de tous, bien qu'il fût difficile de vérifier cette proposition au cours du siècle traversé de conflits presque continuels qui suivit la guerre de Trente Ans.
Adam Smith affirmait dans La Richesse des nations qu'une «main invisible » distillait le bien-être économique général à partir d'actions économiques égoïstes.
Anatoly Dobryne, Ambassadeur d'Union Soviétique - Henry Kissinger (vendredi 19 octobre 1973 - 16h30)
D: - Pourrais-je lui dire que ce sera un vol commercial?
K: - Dites-lui que j'arrive en B-52.
D: - [Rire.]
Dans un état moderne, la machine gouvernementale est si énorme qu'on passe souvent plus de temps à la faire marcher qu'à en définir le rôle. Une bureaucratie complexe est portée à exagérer sa technicité et à minimiser l'importance du jugement politique. Elle favorise le statu quo, quoi qu'il arrive, parce que - hors une catastrophe sans ambiguïté - le statu quo a l'avantage de maintenir une situation familière ; jamais il ne sera possible de prouver qu'une autre politique eût donné un meilleur résultat.
La séparation des pouvoirs ne visait pas à instaurer un gouvernement harmonieux, mais à éviter le despotisme; chaque branche de l'État, en quête de son propre intérêt, refrénait les excès et servait, ce faisant, le bien commun. Les mêmes principes s'appliquaient à la politique internationale. En poursuivant ses intérêts égoïstes, chaque État contribuait au progrès, comme si quelque main invisible assurait que la liberté de choix de chacun garantissait le bienêtre pour tous.
Les Américains habitaient un continent presque vide, protégé des puissances prédatrices par deux océans, et avec des pays faibles pour voisins.
N'ayant en face d'elle aucune puissance à laquelle faire contrepoids, l'Amérique aurait difficilement pu se soucier de problèmes d'équilibre, même si ses dirigeants avaient été pris du curieux désir de reproduire le modèle européen au milieu d'une population qui avait tourné le dos à l'Europe.
Dans l'histoire, les nations ont recherché la satisfaction de leur intérêt égoïste plus souvent que l'application de leurs nobles principes, et se sont posées en rivales plus souvent qu'elles n'ont coopéré. Rien n'indique que ce comportement séculaire ait changé, aucun indice n'annonce sur ce point de transformation notable dans les prochaines décennies.

L'Amérique, en cherchant à concilier les valeurs dissemblables et les expériences historiques fort diversifiées des pays d'importance comparable à la sienne, s'engagera sur des terres inexplorées et définira une politique qui se démarquera fondamentalement de l'isolement du siècle dernier ou de l'hégémonie de facto qu'elle a exercée pendant la guerre froide - une démarche que cet ouvrage se propose d'éclairer. Les autres grands protagonistes se heurteront eux aussi à des difficultés pour s'adapter à l'ordre mondial qui s'ébauche.
L'Europe, la seule partie du monde moderne à n'avoir jamais connu de structure politique unifiée, inventa les concepts d'Étatnation, de souveraineté et d'équilibre des forces. Ces idées ont dominé les affaires internationales pendant près de trois siècles. Mais aucun de ceux qui pratiquaient la raison d'État naguère n'est assez fort aujourd'hui pour être le maître d'oeuvre de l'ordre international en voie d'édification.
John F. Kennedy affirmait avec confiance en 1961 que l'Amérique était assez forte pour «payer n'importe quel prix, assumer n'importe quel fardeau» afin d'assurer le triomphe de la liberté. Trente ans plus tard, les ÉtatsUnis ne se trouvent guère en position d'exiger la réalisation immédiate de tous leurs désirs. D'autres pays ont acquis le statut de «grande puissance ». Les ÉtatsUnis doivent tenter aujourd'hui d'atteindre leurs buts par paliers successifs, chacun d'entre eux constituant une sorte d'amalgame des valeurs américaines et des nécessités géopolitiques. Une de ces nécessités nouvelles est qu'un monde comprenant plusieurs États de force comparable doit fonder son ordre sur une notion quelconque d'équilibre - une idéeavec laquelle les ÉtatsUnis ont toujours été en délicatesse.
Prise entre la nostalgie d'un passé marqué par l'innocence et le désir d'un futur parfait, la pensée américaine a oscillé entre l'isolationnisme et l'engagement, encore que les réalités de l'interdépendance aient joué un rôle prédominant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Les deux écoles de pensée - l'Amérique phare du monde et l'Amérique menant croisade - aspirent à un ordre international fondé sur la démocratie, la liberté du commerce et le droit international. Comme aucun système de cette nature n'a encore existé, les autres sociétés voient dans cette aspiration sinon de la naïveté, du moins une utopie.
Pendant la guerre froide, l'approche américaine en matière de politique étrangère, unique en son genre, se révéla remarquablement appropriée au défi qu'il fallait relever. Le conflit idéologique était très profond, et un seul pays, les ÉtatsUnis, détenait l'arsenal complet des moyens - politiques, économiques et militaires - permettant d'organiser la défense du monde non communiste. Une nation placée dans une telle position est en mesure d'imposer son point de vue et peut souvent tourner la difficulté à laquelle se heurtent les hommes d'État des sociétés moins favorisées.