Hervé Jourdain - Sur écoute
Depuis l'enquête menée sur l'homicide d'un marabout africain commis dans le quartier de la Goute d'Or à Paris, le mondes des amulettes et autres talismans d'Afrique de l'Ouest n'avait plus de secret pour le commandant de police.
- Je ne peux pas. Je ne suis pas en état. Et j'ai un rapport avec mon corps compliqué.
- Pourtant ce corps me semble parfait, non?
- Les apparences sont trompeuses.

Elle repose son Smartphone sur le plan de travail de son coin cuisine, enfile des sous-vêtements, soulève le capot de son ordinateur portable professionnel, s’empare d’un jean propre, ouvre son navigateur Internet et sa boîte e-mail. Ça mouline, elle pense à Savannah Schneider, à l’autre bout du monde, délestée de sa carte visa. Lola égrène les quelques pièces du puzzle: Roissy, zadistes, Chinois, carte bancaire d’une Canadienne, carte bancaire d’une Russe, chauffeur de type africain. Rien ne s’emboîte, elle est perdue, se dit que le macchabée a peut-être cherché à jouer en solo, genre complice du Black devenue victime du Black. Lola se dit aussi que Savannah Schneider n’est peut-être pas tout à fait aussi claire qu’elle a bien voulu le laisser entendre à l’autre bout du fil parce que, à l’exception d’une réponse relative à l’identification des dix véhicules incendiés, elle n’a pas reçu le moindre relevé de compte. La Canadienne avait pourtant promis de le lui faire parvenir.
Aramis , Luc Dorsan , Miquette :
c'était à n;y rien comprendre. Mais dans l'esprit du tueur , il devait forcément y avoir un lien. Tout comme les villes de Liège, Lausanne et la Rochelle , éloignées l'une de l'autre mais toutes à moins de quatre heures de train de Paris.
P159
-A savoir que la mort est en nous et qu'on a pas d'autres choix que de l'affronter, de l'apprivoiser.

Les murs étaient nus et propres, ça puait encore la peinture fraîche. Une multitude de spots incrustés dans le plafond éclairaient l'immense bureau de Compostel, avec son mobilier aux angles arrondis, son double vitrage, et surtout sa vue panoramique sur l'ensemble de la capitale, à l'exception du Sacré-Coeur, déjà caché sur la gauche par le monumental tribunal de grande instance de Paris.
Label "haute qualité environnementale", avait vendu l'architecte au moment de chiffrer son projet. Les fonctionnaires ne seraient plus perturbés par les sirènes de police et les coups de klaxon intempestifs, les administratifs ne tomberaient plus malades à cause des courants d'air. Et - ô merveille - les conditions de sécurité étaient enfin réunies, avec des locaux de garde à vue et des couloirs entièrement sécurisés sous l'œil vigilant d'innombrables caméras de surveillance.
Mais il ne subsistait rien de la vue plongeante sur le Pont-Neuf et la Seine, de ce cœur apaisé à l'aurore qui, au fil du jour, s'agitait au rythme des péniches. L'heure était au changement. Beaucoup, au siège de la préfecture de police, voyaient là l'occasion de tourner la page d'une histoire du 36 quai des Orfèvres dont l'épilogue n'était pas joyeux. Une page écornée par une succession d'affaires, de bavures, de bêtises qui avaient entaché la police judiciaire pour des années.

J’ai peur, reconnut-elle.
Lola aussi avait peur. Pour d’autres raisons. Peur de la mort en particulier.
- J’ai appris que vous prépariez un mémoire de philo sur la mort….
- Montaigne et la mort, précisa Julie Legendre.
- Pourquoi ce choix ? s’enquit Lola.
Elles étaient assises à la table du salon, l’une en face de l’autre.
- Peut-être parce que philosopher, c’est apprendre à mourir. Ce n’est pas de moi, c’est Montaigne qui l’a écrit. Et Montaigne est bien placé dans ce domaine. Il a vu mourir cinq de ses six enfants. En fait, il a considéré à un moment de sa vie que la philosophie devait être un remède contre l’angoisse quotidienne que suscite la fatalité de sa propre mort. Par la suite, il a changé d’avis, disant que la mort était trop momentanée pour qu’elle soit l’objet d’un sujet d’étude à part entière.
Lola n’avait comme référence qu’un vague souvenir de la Lettre à Ménécée d’Epicure. Elle laissa Julie poursuivre sur les causes d’un tel choix.
- Je me destine à l’enseignement de la philo. Alors, cette thèse ou une autre…. Peut-être aussi que la disparition de mes parents y est pour quelque chose.
- Ils sont morts de quoi ?
- Accident de la route. Un petit vieux qui roulait à contresens sur l’autoroute A1 les a percutés de plein fouet. Vous aussi, vous devez avoir un rapport particulier à la mort, non ?
Lola repensa à l’héritière des cimenteries Defoe, à Yasmine Toumi, à l’autopsie de Milena Popovic.
- Ce sont juste des objets d’étude, pour nous.
- Pas davantage ? Vous ne vous y attachez pas ?
- Si, parfois. Il y a des dossiers sur lesquels on a tellement travaillé qu’il arrive un moment où on souffre de ne pas avoir connu la victime de son vivant. Mais ça n’arrive pas souvent.
- Pourquoi ?
- Peut-être parce que beaucoup de nos clients qu’on retrouve la tête dans le caniveau naviguent dans des eaux troubles.
Julie Legendre finit par se lever de sa chaise. Elle se dirigea vers les étagères, se saisit d’un ouvrage qu’elle tendit à Lola.
- Tenez ! Je vous le prête.
Il s’agissait d’une biographie de Montaigne.
Je ne suis sûr de rien , mais je pense que votre tueur , il se prend non pas pour Maigret , comme j'ai pu lire dans la presse , mais pour Simenon.
P209
- Tu sais à quoi on reconnait un avocat qui ment ?
Thibaut connaissait la réponse. La blague était vieille comme le métier d'avocat. Il décida de se taire et d'attendre, le sourire crispé.
- Quand ses lèvres bougent, compléta une Zoé fière d'elle.

Le siège de la police judiciaire parisienne ressemble à une ruche. Si la reine est un roi, les abeilles, près de deux mille, sortent et rentrent en continu de leur repère, de leur bastion aux tons pastel, immeuble ultra-sécurisé qui se fond dans l’architecture moderne de la ZAC Clichy-Batignolles.
Chose rare, tous les insectes sont réunis aux aurores. Ils sont rassemblés par grappes, en cercles, ponctuels au rendez-vous, personne ne rechigne. Lola, elle, fait le piquet au rez-de-chaussée, dans le hall gigantesque, encore endormie, bien couverte, loin des courants d’air. Cent fois elle a connu cet épisode. Pas moins. Peut-être plus. Et à chaque convocation la même posture, la même gêne, le thorax compressé, la tête vissée en direction du sol, le ventre dur, les picotements dans les pieds. Rester figée, stoïque, garder le silence, attendre que ça passe, égrener les secondes, ne pas réfléchir pour ne pas se morfondre. Ou alors, penser à autre chose, fuir ailleurs, dans les étages, se rapprocher de la machine à café, glisser des pièces jaunes dans la fente, régler la dose de sucre, prendre son temps. L’esprit en maraude, elle assure justement la descente du gobelet, le voit se remplir lentement, s’en saisit du bout des doigts, le porte à ses lèvres délicatement, les narines imprégnées d’amertume, les ailes du nez réchauffées par les volutes de fumée. Depuis peu, Lola reboit du café. Son Crohn l’accepte enfin. Peut-être est-ce l’effet de l’amour, tout simplement…
Aujourd’hui, Lola Rivière, fraîchement nommée capitaine de police, offre d’ailleurs ses pensées à un homme. Elle l’a laissé, quelques heures plus tôt, à peine rassasiée de ses fesses, musclées, de ses jambes, fuselées, de son corps nu d’athlète, tendre et ferme, qu’elle a caressé des heures durant avant d’enfiler à la hâte jean et sweat-shirt par-dessus les sous-vêtements en dentelle qu’il s’est empressé de lui offrir dès sa descente de train. Gaël Diniz habite loin, du côté des Ardennes. Ingénieur sécurité, il aimerait se rapprocher de Paris, mais les centrales nucléaires se font rares en Île-de-France.