La Question Finkler de Howard Jacobson

page 80 [...] L'art est renoncement, a dit un jour quelqu'un. Voici un autre point de vue. L'art est un vice. Je n'étais pas le premier à le penser. La décadence n'est pas une idée nouvelle. Mais notre époque n'est pas décadente. La défaite n'est pas la décadence ; la mort non plus ; même les talk-shows ne sont pas la décadence. Nous étions trop inertes pour être décadents. La littérature crevait du manque, pas de l'excès ; de la prudence, pas de la malice. Pouvais-je y ré-instiller un peu de transgression ? En avais-je assez dans le pantalon pour déboucler ma ceinture devant les forces du grand dieu du Politiquement Correct et tout déballer au vent ?
Quant à la question d'éthique -était-il convenable pour un homme de peloter la mère de son épouse ?-, elle se dissolvait dans la perspective d'en tirer un livre. [...] Plus un livre d'une espèce ou d'une autre était superflu par rapport aux nécessités culturelles, plus on en écrivait. Les livres que personne ne voulait lire étaient une véritable épidémie. [...]
– Je n'aime pas que tu dises "histoire". Tu sais que je n'écris pas des "histoires" au sens propre du terme.
– Tu veux dire, des histoires au sens où il se passe quelque chose?
– Je veux dire au sens où il y a une intrigue. Les gens confondent intrigue et histoire. Ils croient qu'il n'y a pas d'histoire s'il n'y a pas de machination. Des conneries de code à décrypter, bon dieu. Il se passe des tas de choses dans mes livres, Francis. Même sans tenir compte de la guerre que se livrent mes mots, il se passe des tas de choses. Des gens se regardent, se parlent, tombent amoureux, se quittent. Ils sont mus par leur psychologie, et si la psychologie, ce n'est pas une histoire, je ne sais pas ce que c'est.
– Qui dit que j'adore la littérature? demanda-t-il avec irritation. Il y a des livres que j'aime lire. D'autres non. Que voulez-vous que je fasse des cancans sur ceux qui les écrivent?
– Rien. Mais je ne parlais pas de cancans.
– De quoi alors?
Bonne question. J'agitai les doigts dans l'air poussiéreux de sa bibliothèque.
– Le processus...l'activité...l'état dans lequel on écrit.
– Je répète ce que je viens de vous dire. Qu'est-ce que j'ai à faire de tout ça? Quand je lis le livre, ça fait belle lurette qu'il a été écrit. Le livre m'appartient désormais.
- Les romanciers cheminent vers le sens.() La génération des blogueurs sait ce qu'elle veut dire avant de le dire, continua-t-il. Pour eux, écrire c'est affirmer une opinion. Au bout du compte, c'est la seule utilité qu'ils trouvent aux mots. Mes propres enfants me demandent constamment ce que je veux dire. Ils veulent savoir où je veux en venir. Ils demandent à quoi servent les livres que je publie. De quoi ils parlent papa? Dis-nous, comme ça on n'aura pas à les lire.
De toutes façons nous étions finis. Les comiques avaient pris le relais. Les meilleurs d'entre eux travaillaient à partir de textes qui auraient aussi bien pu faire de brefs romans satiriques; leur regard était celui du romancier, ils apprécient le rythme de la langue, ils déployaient exagération et chute du sublime au ridicule tout comme nous, ils écorchaient, surprenaient et rattrapaient le rire au vol au moment où il menaçait de se fracasser dans l'effroi. Ils étaient prévisibles, suffisants et prétentieux, aussi, mais qui ne l'était pas? En plus, ils avaient un public captif. Où étaient passés tous les lecteurs? N'était-ce pas évident? Ils regardaient les comiques de stand-up.
Tout est grain à moudre pour les esprits dérangés, voilà le fond du problème. Une image inoffensive, cela n'existe pas. Ni une idée.
Quelle romantique sottise d’imaginer que le monde entier adore les amoureux. On adore les amoureux quand on est un petit peu aimé de son côté.
A quoi sert l'imagination sinon à éloigner le cœur des chemins balisés ?
[...] Jour après jour, livre après livre, le romancier disparait des rayonnages des bibliothèques publiques, des vitrines des librairies, des souvenirs de ses lecteurs autrefois fidèles
Je suis une Jane Austen juive !