Mais nous pouvons aujourd'hui voir ces choses sous un jour quelque peu différent. Montaigne avait plusieurs raisons d'ambitionner rang et crédit. Elles tiennent à sa tâche d'écrivain et à son idée de la civilisation. La littérature européenne du XVIe siècle, la littérature française surtout, s'apprêtaient à faire passer l'écrivain du domaine spécialisé des théologiens et des juristes au "grand monde, à la société des gens de qualité, et inversement à ouvrir à cette société l'accès à des trésors de l'esprit. L'évolution s'était amorcée dans les cours italiennes du Xe siècle et du début du XVIe siècle. Par rapport à leur degré de civilisation, la noblesse française restait attardée. (...)
La noblesse française était cependant destinée, sortant de la grossièreté de ses vertus militaires, à s'élever à un haut niveau de civilisation, et même à devenir le terrain privilégié de la culture universelle. c'est à ce processus que Montaigne participe. Ecrivain, il s'adressait aussi, pour commencer tout au moins, à des nobles, ses pairs en condition. Ce qui supposait, s'il voulait se faire entendre, un certain nombre de compromis. Le premier consistait à affirmer hautement qu'il était lui-même une personne de condition. (...)
Grâce à cette adaptation constante, Montaigne a inauguré la dignité alors toute nouvelle d'écrivain libre et aidé l'aristocratie française, pour autant qu'elle s'affranchissait de son isolement soldatesque et campagnard, sur la voie qui devait la mener à son plein épanouissement intellectuel, à la grande civilisation du XVIIe siècle. Aussi le succès ne manqua-t-il pas : après avoir vaincu les premières résistances, les Essais sont même devenus un livre à la mode dans la noblesse française, et il fut bientôt de bon ton dans les châteaux et les salons de l'avoir sur sa cheminée.