Payot - Marque Page - Hugo Hamilton - Comme personne
Personne ne pratique l’amitié comme vous la pratiquez dans ce pays. Elle déboule de nulle part. Sans demi-mesures. Tout ou rien. J’ai connu des endroits où l’amitié se cultive patiemment, avec un soin jaloux, comme le jardin d’un balcon. Ici, on a l’impression qu’elle pousse à l’état sauvage.
Il avait dû espérer plus en rentrant au pays. Il avait dû espérer être progressivement accepté, pour finalement, avoir l'impression d'être, au contraire, encore plus un exilé ici, sur le pas de sa propre porte, qu'il ne l'avait été n'importe où dans le monde. Le retour, c'est une illusion, seule existe la fuite en avant.
J’ai connu bien des solitudes, dans ma vie, mais la pire des solitudes vient de ce qu’on a fait soi-même.
C'est la pire des choses d'être triste pour soi-même. On est capable d'aider les autres mais souvent, on ne peut pas s'aider soi-même.
D'abord, vous mélangez le beurre et le sucre. Vous devez tourner fort, ma mère explique, mais ensuite il faut y aller tout doux parce qu'on ne veut pas faire un gâteau malheureux. Si vous êtes en colère quand vous faites un gâteau, il n'aura le goût de rien. Vous devez traiter les ingrédients avec respect et affection. On soulève le mélange et on y glisse l’œuf battu comme une lettre d'amour dans une enveloppe, elle dit en riant fort. On laisse entrer des baisers d'air dans la farine et on tourne dans un seul sens, sinon les gens sentiront le goût du doute...
Peut-être que votre pays, c'est juste un endroit que vous vous fabriquez dans votre tête. Un truc qui vous fait rêver et chanter. Ce n'est peut-être pas du tout un endroit sur la carte, mais juste une histoire pleine de gens que vous rencontrez et de coins où vous allez, pleine de livres et de films que vous avez vus. Je n'ai pas peur d'avoir le mal du pays et de ne pas avoir de langue dans laquelle vivre. Je ne suis pas obligé d'être comme n'importe qui d'autre. Je marche sur le mur, Walk on the wall, et personne ne peut m'arrêter.

Je sais qu'ils ne veulent pas de nous ici. Je peux les voir passer de la fenêtre de la chambre des parents, ils viennent du terrain de football qui est près de notre rue et ils redescendent vers les magasins. Ils ont des bâtons, ils fument des mégots de cigarette et ils crachent par terre. Je les entends rire. C'est juste une question de temps : on sera bien obligés de sortir et ils seront là à attendre. Ils découvriront qui on est. Ils nous diront de repartir là d'où on vient.
On n'a rien à craindre, dit mon père : nous sommes les nouveaux Irlandais. Pour partie originaires d'Irlande, pour partie d'ailleurs - mi-Irlandais, mi-Allemands. Nous sommes les gens tachetés, il explique, les brack people, 'les bigarrés'. Un mot qui vient de la langue irlandaise, du 'gaélique' comme ils l'appellent quelquefois. Mon père a été instituteur à un moment donné, avant de devenir ingénieur, et brack est un mot que les Irlandais ont apporté avec eux quand ils sont passés à l'anglais. Ca veut dire tacheté, pommelé, chiné, moucheté, coloré. Une truite est brack, un cheval tacheté aussi. Un barm brack est un pain avec des raisins dedans - un nom emprunté aux mots irlandais bairin breac. Ainsi, nous sommes les Irlandais tachetés, les Irlandais bigarrés. Un pain brack irlandais maison, truffé de raisins allemands.
Vous avez une drôle de façon de pratiquer les choses ici.
Comme l’amitié, par exemple.
Personne ne pratique l’amitié comme vous la pratiquez dans ce pays. Elle déboule de nulle part. Sans demi-mesures. Tout ou rien. J’ai connu des endroits où l’amitié se cultive patiemment, avec un soin jaloux, comme le jardin d’un balcon. Ici, on a l’impression qu’elle pousse à l’état sauvage.
Elle rit mais la plaisanterie n’était pas de moi. C’était une phrase que Kevin m’avait dite quand nous étions allés pêcher ensemble. Je copiais des expressions de ce genre chez les autres, mais j’avais beau m’exercer, jamais elles ne paraissaient naturelles dans ma bouche. Chez moi, c’était toujours de la seconde main.
Elle avait une façon très maternelle de s’immiscer dans votre vie et de vous asséner des commentaires détaillés sur tout, de vous dire si ce que vous faisiez était bien ou mal, alors même que vous étiez en train de le faire. Telle une mère, elle vous mettait sur la sellette, vous tenant le bras tout en scrutant ce que vous aviez à l’intérieur de la tête pour ensuite révéler à voix haute toutes vos pensées. Elle était capable de deviner ce à quoi vous pensiez. Pas étonnant que tout le monde la prît pour ma mère. Elle se comportait comme une mère avec chacun. Indifféremment. Même avec Manfred, le chauffeur, à qui elle tint le bras alors qu’il l’aidait à monter dans l’auto jusqu’à ce qu’il lui révélât qu’il était à moitié turc par sa mère, qu’il était marié et avait trois enfants de moins de dix ans.