À travers la zone interdite
l’espace dévorait en soi toutes les choses
silencieusement je les suivais encore
du regard jusqu’à l’endroit où l’on ne voit plus rien
comme dans les flancs d’un animal incolore
qui épuise le monde et demeure affamé
au moment même où il avale
tout, jusqu’au dernier être vivant
jusqu’à la roche finale
ayant servi de tombeau à un homme
et jusqu’à la croix
posée sur ses épaules
une dernière fois
épouvantés nous attendions notre tour
l’heure approchait fantastique et sévère
l’espace dévorait en soi toutes les choses
et impuissants nous le regardions faire.
(traduit du roumain par Annie Bentoiu)
Pastel
C’est le printemps. L’asthénie est en fleur
Qui doit mourir mourra maintenant
S’il n’a pas encore fleuri
Le tombeau de mon père fleurira.
Ma mère y a mis des fleurs de toutes sortes
Pour qu’ainsi passe le temps s’il se peut
En moi de nouveaux germes une pensée
Qui me coûtera.
Je ne puis m’y arrêter en ce moment
Un vent de printemps commence à tamiser
Les propos sans vergogne d’une femme
Devenue folle durant l’hiver.
(traduit du roumain par Alain Paruit)
Je regarde dans ton âme
Je regarde ton âme détachée de ton corps
Et qui à minuit dans ma chambre est venue
Elle est triste et fatiguée et seule
Elle n'a pas appris à sortir sans être vêtue
De chair et d'os, elle n'a pas appris
À soutenir des regards qui vont droit en elle
Elle se tient devant moi et elle éclaire
Et elle tremble comme une agnelle.
Je la lâche dans l'obscurité
Et elle flotte sur les eaux noires
Et elle retourne au corps
Qui ne peut plus la recevoir.
Éden
Me voici devant la moult douce reine
Et nous devisons comme entre êtres morts
Mourantes de par notre amour perdu,
Toutes deux soumises au même sort.
J'avais un aimé sur terre lui dis-je
J'en eus un aussi murmure sa bouche
Le mien était le soleil qui se lève
Le mien était celui qui se couche.
Puis tu t'en viens toi celui mort plus tard
Ou celui encore qui jamais ne meurs
J'ai aimé dis-tu d'abord une reine
Une jeune fille après à autre heure.
Ainsi devisons tous tranquillement
Car nul ne peut plus onques préciser
À qui est l’os que regardons ici
Comme un corps en une autre éternité.
(traduction en français par Aurel George Boeșteanu)
Ceci est ma tête
Je me tâtais la tête du bout des doigts
Je voulais m'assurer que rien n'y manquait
Je trouvais mes yeux et ma bouche à l'endroit
Et je commençais à comprendre
Grâce à mon cœur qui battait toujours
Que tout apparemment était à sa place.
Je me montrais donc avec elle sans détour
Au festin donné par qui vous savez.
Ceci est ma tête, lui disais-je alors
Et ma voix était indiciblement grave
Et je m'étonnais de pouvoir parler encore
Et ma voix montait du plat.
(traduit par Alain Paruit, p. 7 de « Comme dans un dessin de Escher, huit poètes roumains »)
le dernier souvenir
l’espace dévorait en soi toutes les choses
silencieusement je les suivais encore
du regard jusqu’à l’endroit où l’on ne voit plus rien
comme dans les flancs d’un animal incolore
qui épuise le monde et demeure affamé
au moment même où il avale
tout, jusqu’au dernier être vivant
jusqu’à la roche finale
ayant servi de tombeau à un homme
et jusqu’à la croix
posée sur ses épaules
une dernière fois
épouvantés nous attendions notre tour
l’heure approchait fantastique et sévère
l’espace dévorait en soi toutes les choses
et impuissants nous le regardions faire.
(traduit du roumain par Annie Bentoiu)
Vœu
Avoir un lieu à moi où pleurer si possible
La tête entre les mains sans personne pour me voir
Quand les larmes brûlées me montent à la gorge et croissent
Et s’élèvent encore jusqu’à mon menton.
Sentir ces longs pleurs commencer à m’étouffer
Sans personne pour m’en sortir et me mettre à crier
Le plus fort à l’entour contre les murs chancelants
Comme si de sable par erreur étaient leurs soubassements.
Laisser ensuite aller dans ces larmes claires mon corps
Et qu’on l’y voie flotter en surface comme un noyé,
Sans que l’on sache si au moment où j’ai commencé de pleurer
Et de me voir dans ces pleurs j’étais femme ou bien homme.
Que vienne alors quelqu’un des environs du lieu
Où l’on m’a laissée, et qu’il vous appelle à voir
Qu’il lui faut me chasser, parce que j’ai tellement pleuré
Que depuis quelques temps les murs de larmes se sont mis à suinter.
(traduit du roumain par Nicolas Cavaillès)
Je me tiens en un lieu retiré
Je me tiens en un lieu retiré, oublié du monde
Comme si j'étais engloutie par la nuit
De la façon la plus naturelle qui soit
Et personne ne se demande où je suis.
Aucun ange ne me rend plus visite
Mon cerveau est de plus en plus flétri
Une lézarde cachée grandit chaque jour
Dans le mur du cachot avec lequel j'écris.
Prenez garde
Le sol de mon pays est plus qu’une chose dehors
Le sol de mon pays dans mon cerveau est inscrit
Là-bas il est fertile les ans quand on l’oublie
Et aussi les années quand Dieu le punit
Là-bas il ressemble à ma matière grise
Fort peuplée d’anges et d’oiseaux saints
Là-bas personne avec lui ne pavoise
Et personne ne le ment
Là-bas les graines mûrissent au terme
Là-bas le maïs est cueilli sans délai
Là-bas il y a place pour les moissonneurs
De là de temps en temps sortaient
Des pensées pures comme les papillons blancs
Qui embellissent pour nous l’extérieur
Là-bas reste de temps en temps
Un vide infini et une amère douleur
Quelque chose commence à m’inquiéter
Des changements se passent, j’ai une peur infinie,
Prenez garde de mon cerveau bouillant de douleur
Prenez garde de la terre fertile de cette patrie.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe
Tous nous ne verrons plus
Tous nous ne verrons plus, me disait-il
Quelques-uns plus tôt, quelques-uns plus tard
Ensuite il fixait l’homme qui nous gardait
Ensuite la femme
Qui lui tournait autour comme autrefois
Il se dirigeait vers eux par simple habitude
Comme s’il les voyait encore
Et cela me semblait être une victoire
Dans ce combat de l’œil contre le regard
Dont je ne comprenais pas ce que j’en avais lu jadis
Et à sa place je commençais à voir l’autre
Presque sain, presque entier
Presque aussi aveugle et inconscient
presque aussi beau, presque aussi près
De l’instant où il voyait encore tout
Et eux ils s’apprêtaient à l’enterrer.
(traduit du roumain par Alain Paruit)