Lors de son passage en France, nous avons eu le plaisir de rencontrer Irene Vallejo aux Éditions des Belles Lettres. L'autrice avait eu la gentillesse de préparer un petit mot à l'attention de ses futurs audio-lecteurs français.
Pour en savoir plus sur ce livre audio lu par Katherine Erhardy, rendez-vous ici : https://www.audiolib.fr/livre/linfini-dans-un-roseau-suivi-du-manifeste-pour-la-lecture-9791035407506/
Les scientifiques appellent "effet Google" ce phénomène de relaxation de la mémoire. On a tendance à se souvenir mieux de l'endroit où est conservée une information que de l'information elle-même. Il est évident que la connaissance disponible est plus importante que jamais, mais presque tout est stocké en dehors de notre cerveau. Des questions inquiétantes surgissent : sous ce déluge de données, que reste-t-il de la connaissance ? Notre mémoire paresseuse est-elle en train de devenir un carnet d'adresses où chercher une information, sans trace de l'information elle-même ? Sommes-nous au fond plus ignorants que nos ancêtres à forte mémoire des anciens temps de l'oralité ?

Citation pour tous les lecteurs :
Parlons un instant de toi, qui lis ces lignes.
À présent, le livre ouvert entre les mains, tu te consacres à une activité mystérieuse et inquiétante, même si l'habitude t'interdit de t'étonner de ce que tu es en train de faire.
Réfléchis bien. Tu es silencieux/se, parcourant des yeux des rangées de lettres qui ont un sens pour toi et te communiquent des idées indépendantes du monde qui t'entoure en ce moment même.
Tu t'es retiré/e, pour ainsi dire, dans une pièce intérieure où on te parle de personnes absentes, c'est-à-dire de fantômes visibles seulement pour toi, et où le temps passe plus ou moins vite selon ton intérêt ou ton ennui.
Tu as créé une réalité parallèle semblable à l'illusion cinématographique, une réalité qui dépend juste de toi. Tu peux, à tout moment, détourner les yeux de ces paragraphes et retourner participer à l'action et au mouvement du monde extérieur.
Mals en attendant tu restes à la marge, où tu as choisi d’être,
Il y a une aura presque magique dans tout cela
D'une certaine manière, nous tous, lecteurs, portons en nous d'intimes bibliothèques clandestines des mots qui nous ont marqués.
Si le poète romain classique Martialis disposait d'une machine à voyager dans le temps pour me rendre visite cet après-midi il verrait peu de choses connues. Il serait étonné au sujet des ascenseurs, la sonnette près de la porte, le routeur pour le wifi, les vitres des fenêtres, le réfrigérateur, les lampes, le four à micro-ondes, les photos, les prises électriques, le ventilateur, la chasse-d'eau des toilettes, les fermetures Éclair, les fourchettes et l'ouvre-boîte. (...) Mais entre les livres il se serait senti chez lui, il les reconnaîtrait. Il saurait comment les tenir, les ouvrir, les feuilleter. Il suivrait les lignes du doigt. Il se serait senti soulagé, quelque chose de son monde étant resté.
Les livres nous aident à survivre lors des grandes catastrophes historiques et des petites tragédies de notre vie. Comme l'écrivait John Cheever, un autre explorateur du sous-sol obscur : "Notre seule conscience, c'est la littérature...La littérature a sauvé les condamnés, inspiré et guidé les amants, vaincu le désespoir et, pour cette raison, elle pourrait peut-être sauver le monde."(p.298).
Beaucoup de philologues affirment que le mot "Europe" possède une origine orientale. Ils la relient à l'akkadien "Erebu", parent du terme arabe actuel "ghurubu. Tous deux signifient "le pays où meurt le soleil" ; la terre du couchant. Au temps qu'évoquent les mythes grecs, la terre privilégié des grandes civilisations s'étendait entre le Tigre et le Nil. En comparaison, notre continent était un territoire sauvage, le Far West, obscure et barbare.
Si cette hypothèse est exacte, notre continent a un nom arabe. J'essaie d'imaginer les traits de la femme qui se nomme Europe - une Phénicienne ; on dirait aujourd'hui une Syro-Libanaise, sans doute à la peau sombre et aux traits marqués, aux cheveux bouclés ; le genre d'étrangère qui de nos jours susciterait la méfiance des ces Européens observant, les sourcils froncés, les vagues de réfugiés.
Depuis l'enfance, j'aime franchir le seuil de ces magasins repaires et découvrir les libraires posés comme des sentinelles entre des montagnes de livres à feuilleter, à renifler, à caresser, des livres en ordre et en désordre, des livres triomphants ou orphelins chétifs, réalisés avec un art délicat ou enfants cartonnés de la rentabilité. Montagnarde des rayons de librairies, je respire toujours à plein poumons quand je suis devant ces cordillères de papier et de poussière. Bien qu'elles paraissent surchargées, les librairies élargissent l'espace. (p 383)
La Bibliothèque d'Alexandrie, qui tenta de toucher du doigt l'infini, posséda également un grand catalogue. On sait qu'il occupait au moins cent vingt rouleaux, cinq fois plus que l'Iliade d'Homère. Ce détail à lui seul est un aperçu de cette magnifique collection perdue. Il signifie qu'à cette époque la mer des livres avait franchi les digues de la mémoire humaine. Plus jamais la somme du savoir, de la poésie et des récits écrits n'habiterait dans une seule tête - comme on l'avait prétendu dans le cas d'Aristophane.
Au moment où Bradbury imaginait son roman dystopique, pendant les années de cruauté du stalinisme, onze amis d'Anna Akhmatova mémorisaient les poèmes de son livre déchirant, Requiem, à mesure qu'elle l'écrivait, pour les préserver du moindre malheur susceptible d'arriver à l'autrice. L'écriture et la mémoire ne sont pas rivales. D'ailleurs, tout au long de l'Histoire, elles se sont sauvées l'une l'autre: les lettres préservent le passé; la mémoire, les livres persécutés.
Tant qu'il reste fermé, un livre est seulement une partition muette, contenant les paroles et la musique d'une symphonie possible. Il n'y a pas d'histoire, pas de page qui ne palpite sans l'effleurement d'yeux étrangers. Pour prendre vie, il faut des interprètes qui fassent vibrer les cordes, parcourt fébrilement le pentagramme, assurent les chants avec leur propre accent, modulent la mélodie au rythme de leurs souvenirs. Lire exige de croire en l'histoire, mais aussi de la créer. La littérature, comme le disait Ursula K. Le Guin, propose une collaboration entre le narrateur et le public, entre l'écrivaine et la lectrice ; c'est de la fabulation et de la cofabulation. Ainsi, écrire suppose aussi de se livrer soi-même à d'autres mains, regards et voix. (page 509)