Parce qu'ils ont fortuitement expérimenté, à l'occasion de l'obscurité provoquée par une coupure d'électricité dans la salle louée pour leurs réunions amicales, une ébauche d'ébats collectifs, ils ont décidé de créer un lieu où ils pourraient, quand bon leur semblerait, se replonger dans des conditions propices à cette communion des corps.
Ainsi est née la pièce obscure, où le moindre rai de lumière a été occulté, où le silence s'est naturellement imposé, et où durant quinze ans, ces amis se sont retrouvés, au fil de réunions au départ hebdomadaires puis d'allées et venues aléatoires, parfois tous ensemble, parfois à deux, à trois, à quatre, ignorants la plupart du temps de l'identité des autres membres présents, protégés par un anonymat permettant à la fois intimité et désinhibition.
La pièce obscure est peu à peu devenue bien plus que la simple possibilité d'expériences sexuelles. Espace de méditation, refuge, lieu d'isolement, ses diverses fonctions témoignent des évolutions et des bouleversements que la vie, au-dehors, a imposé à ses occupants...
Par l'intermédiaire d'une narration omnisciente, portée par un "nous" qui donne à entendre les voix de toute une génération, le lecteur assiste aux mutations sociétales qui ont, en l'espace d'une quinzaine d'années, modelé l'existence de ces jeunes espagnols qui, après avoir connu la postérité des années post franquistes, ont vu la crise balayer l'insouciante euphorie qui avait présidé à leur élévation sociale. Car en alternance avec la relation des incursions, furtives et occasionnelles, ou collectivement prévues, au sein de la pièce obscure, nous est contée la fuite du temps, et avec elle la perte de la spontanéité, de la folie accompagnant la jeunesse et ses espoirs, que l'on contemple, avec le recul des années, avec un arrière-gout de nostalgie un peu amère...
Mais avant les désillusions, place à l'enthousiasme avec lequel on se lance dans l'existence, prêt à en découdre avec un sentiment d'invincibilité et une énergie qui rendent l'impossible accessible. Le combat pour la démocratie étant derrière eux, la liberté devenue un acquis, les locataires de la pièce obscure se consacrent à l'avènement de leur bonheur individuel, la construction d'un foyer, d'une carrière professionnelle, et s'adonnent à ce qu'on leur a vendu comme l'ultime symbole du bien-être, cette consommation effrénée de biens et de plaisirs, cette mécanique collective de la course à la possession et à la jouissance faciles, à la satisfaction de besoins que l'on nous crée.
Pris dans une dynamique ascensionnelle, qui ne laisse place ni au doute ni à l'introspection, ils ignorent les premiers signes du déclin, se croient immortels -le malheur n'arrive qu'aux autres et il ne peut qu'être temporaire-... jusqu'au moment où le danger se rapproche. Survient pour l'un une première rupture, pour un autre la perte de son emploi, puis c'est la maladie qui s'invite et vient fracasser l'existence d'un troisième...
La pièce, quelque peu délaissée au temps de l'illusion du bonheur acquis, voit revenir ses hôtes, en quête d'un exutoire au désespoir ou voulant simplement échapper une heure ou deux à un quotidien dont la routine même est devenue oppressante, à la recherche d'une consolation dans les bras d'un ami anonyme. D'autres, rebelles et toujours combatifs, espèrent y trouver des complices qui les assisteront dans leur lutte contre l'injustice capitaliste...
D'abord désarçonnée par l'entrée dans ce roman insolite, où l'on a l'impression de tâtonner à la recherche de sens, sans vraiment comprendre la direction dans laquelle nous entraîne Isaac Rosa, je me suis ensuite passionnée pour l'histoire collective de ses personnages, dont émergent parfois des bribes de destins individuels. Isaac Rosa module avec justesse son écriture au fil de son récit, la déroulant avec rondeur lors des passages sensuels, lui insufflant un rythme plus frénétique, lorsqu'il évoque par exemple l'urgence avec laquelle ses héros semblent brûler leurs jeunes années d'adultes...
Une expérience à la fois déroutante et émouvante, mêlant les mystères de l'intime au fracas des tragédies collectives ou personnelles.
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