Les travaux ménagers ne m'ont jamais rebutée. Ils occupent les mains et laissent l'esprit libre. Personne ne vous dérange dans l'effort quand la réflexion vous abandonne aux perturbateurs.
Les livres sont faits de mots, mais surtout de silences : ce que l'auteur nous tait, transforme, rature. C'était cela que je voulais explorer, ce que le romancier a effacé. Fouiller sa corbeille et, dans les feuilles froissées, retrouver les mots biffés, cette manière enlevée qui révèle la forme et la structure des phrases, des chapitres du livre. Ecrire n'est pas aligner des mots, c'est architecturer.
Disparu depuis un quart de siècle, le revoici, jaillissant d'une triomphale bourrasque : mon mauvais caractère.
Ce fut l'ouverture d'une malle-cabine qui provoqua sa brusque rémanence, apportant l'écho de mes rebuffades d'enfant, muselées par la menace.
De cette pétulance, rien n'était resté. Les couleurs s'étaient, d'un coup, ternies. Ma langue, mon pays, ma famille, tout s'était perdu. Jetée dans une voiture, transportée de l'autre côté des Pyrénées, je fus laissée à Paris, comme un chien à la SPA, sans un mot, et nu ne revint jamais m'y chercher. Le nom que je portais disparut. Il n'y eut plus personne pour s'en souvenir.
A la maison, personne ne disait rien hormis : "bonjour", "bonsoir", "le dîner est prêt", "les enfants au bain!", "passe-moi le sel". Je tenais aux formules de politesse et ils s'y pliaient. Mais se risquer à parler, c'était impossible. Cet acte leur était inconnu.
Les dialogues sont inventions d'écrivain. Chacun monologue, sourd à lui-même et à l'autre. Mon manque d'illusions m'a donné le goût de la solitude.
Mon apprentissage s'est fait par les livres et la méditation qu'ils provoquent.
Ma fréquentation d'autrui s'est limitée à cet échange muet. Le peu de rencontres que je n'ai pu éviter m'a confortée dans cette opinion que les relations humaines ne sont que vent et rumeur...
Le monde est la scène où les autres tiennent le rôle que nous leur destinons. Toute vie est oeuvre singulière dont chacun doit écrire le scénario.
Le comportement des êtres m'intéresse d'autant plus qu'il m'est étranger. Je décrypte mes semblables avec passion, renforcée à chaque fois dans ma conviction que peu agissent pour les raisons qu'ils invoquent. Si la haine est le sentiment le plus partagé, il est celui qui me fascine. Je ne me souviens pas l'avoir éprouvée : l'aurais-je souhaité que je n'y serais pas parvenue. L'indifférence en moi est trop forte pour que je puisse m'adonner à la passion.
La mémoire, c'est notre metteur en scène, l'arrangeur de notre vie. C'est elle qui choisit la séquence, le découpage, le collage, l'ordre et qui, selon son talent, fait de la vie la plus banale, un roman.
- C'est sur des riens qu'on s'éprend ou qu'on abhorre !
Avec son accent inimitable, mi-languedocien mi-espagnol, elle me conta une anecdote sur Stendhal.
De passage à Montpellier, il n'avait pu y trouver un café passable : il n'y avait que des pharmacies. Il en avait nourri une aversion pour cette ville, "une des plus laides que je connaisse", avait-il écrit.
Or, Gide et Valéry en parlent autrement.
Si Louise était morte, plus rien ne tenait. Sa haine me portait davantage que n'importe quel amour. Qui me donnerait désormais cette envie de vaincre si elle n'était plus là pour se désespérer de me voir vivante ? Cette partie, vie-mort, que nous jouions à deux, n'était pas terminée. Sa fin n'était pas mon triomphe.