« Ils étaient là, assis tous les trois dans la cuisine, les parents et leur fille unique, dégustant des gâteaux. Á cet instant, il sembla à Dominique que rien ne changerait jamais, et elle ne savait pas si cela l’inquiétait ou si au contraire cela la rassurait. »
Louis fut le premier à inviter Sylvia à passer quelques jours chez sa grand-mère de province. Ils avaient tous les deux l'âge des premières fois. Les premières fois de Louis tombèrent sur Sylvia, les premières fois de Sylvia tombèrent sur Louis. Cela suffit parfois à enchaîner pour toujours, l'une à l'autre, deux âmes fragiles.
-Évidemment. Il y aura de plus en plus de décalage entre notre âge réel et l'âge auquel on est resté bloqué. Vous n'avez jamais vu de gens comme ça? Je veux dire à part nous, bien sûr...
-Si, j'en ai déjà vu. Mais je ne ressemblerai jamais à ça. Je ne te prouverai un jour que je suis un grand garçon, et même mieux que ça, un homme, affirma Quentin en souriant.
-Mais arrête! Qui a encore envie d'être un homme de nos jours? C'est ridicule, répondit Natacha, décidée à plaisanter.
-Puisque tu as l'air de connaître tout ça très bien, que tu as même une théorie là-dessus, comment se décide l'âge auquel on reste bloqué? demanda Raphaël avec curiosité.
-Je pense que c'est le moment de ... (Elle fit mine de cherche ses mots.)... l'apogée, continua Natacha. Il peut-être différent pour chacun. Mais la plupart du temps, c'est entre quinze et vingt-cinq ans.
Natacha savait qu'il était inutile de rêver que le monde se figeât à un instant et pour toujours, mais quelques images du passée resplendissaient suspendues et immuables, vibrantes et inaltérables dans sa mémoire, et c'était comme si déjà s'y résumait sa vie, qui ne faisait pourtant que commencer.Ce n'était pas de la nostalgie, elle n'en avait pas l'âge. C'était plutôt la certitude d'avoir déjà vécu tout le bonheur possible et la conviction qu'il ne reviendrait pas.
-Je ne sais pas, parce que nous vieillissons. Tu fera l'expérience par toi-même. Est-ce que tu n'as pas déjà remarqué?
-Quoi exactement?
-Et bien que le temps passait déjà plus vite que quand tu avais cinq ans?
-Je ne me souviens pas de comment le temps passait quand j'avais cinq ans.
Il arrivait à Natacha de faire sciemment des fautes de français pour agacer sa mère. En outre, Natacha était consciente de sa mauvaise foi, car elle avait senti, par instants, que l'éternité était derrière elle, que c'était l'enfance et qu'elle ne reviendrait plus.
Rachel avait l’intention de lire la pièce dans le texte d’ici à la diffusion télévisée. Elle ferait probablement la même chose avec Hamlet, à l’automne 2015. C’était aussi, comme on le sait, le projet de Dominique, mais la jeune fille se demandait si tout cela serait vraiment possible, si elle ne vivait pas dans une totale illusion.
Il était peu ordinaire d'une jeune fille prît la peine d'anticiper à ce point sur son existence, qu'une adolescente de quinze ans se projetât ainsi, éprouvant déjà la nostalgie d'un présent impossible à vivre. C'était une bizarre façon d'avancer, de ne pas avancer, et Dominique la déplorait secrètement. Ignorant s'il s'agissait du sort commun ou si elle était seule à éprouver ce sentiment, elle préférait prudemment le passer sous silence. Si c'était une faiblesse, comme elle le craignait, mieux valait n'en parler à personne.
Elle était convaincue que la condition des femmes s'était améliorée depuis le XIXè siècle, mais pas suffisamment. D'après elle, trop peu de femmes sur la terre bénéficiaient des conquêtes de leurs aînées. La moitié de l'humanité continuait à opprimer l'autre moitié, et (presque) tout le monde avait l'air de trouver ça normal. Elle assumait son féminisme et le proclamait à l'occasion. (p.55)
Ce peignoir et cette couleur le vieillissaient. Il avait l'air d'avoir vingt-cinq ans, ce qui paraît très vieux quand on en a dix-huit.
Il lui aurait fallu sans doute rencontrer une femme qui rêvait comme lui sans déranger ses propres rêves. Cela n'était pas chose facile. Ou encore une femme qui ne rêvait point du tout et qui, très active et occupée, le laissât rêver tranquillement de son côté. Mais ce n'était pas facile non plus. (p.232)