— Quoi ? vous êtes inconsciente. Il est marié. Vous n'allez tout de même pas risquer de briser un ménage qui n'est pas plus mauvais qu'un autre !
Voilà, le mot est lâché : "Briser un ménage !" - comme si c'était un objet précieux fait de porcelaine la plus pure. Cette expression me répugne et m'obsède. Un couple ne serait-il que l'effet du hasard, pauvre hasard que l'on briserait d'un méchant coup de dent ? La bourgeoisie possède ainsi un vocabulaire dont la portée est sans limite. On brise les ménages, on est compromis, on a bonne ou mauvaise réputation, on n'est pas du même milieu, etc.
Le bonheur vit sur lui-même, s'étouffe à petit feu et ne laisse qu'un vague souvenir de bien-être auquel la mémoire se refuse. Certains diront que parfois il éclate, se partage, devient évident. C'est alors qu'il meurt car il est éphémère. Mais le bonheur n'est pas un but - il reste un état auquel bien peu s'adaptent. Il est difficile d'être heureux, tellement plus simple de vivre l'éternelle insatisfaction de tous les jours.
[...] Je réalise que toute relation passionnelle ne se vit que dans le présent. Elle forge le présent, l'encombre, le submerge et ne laisse aucune place aux projets, aux lendemains. L'essence même de la passion est fugitive, impalpable. Impossible d'envisager son existence avant qu'elle ne soit détruite ! Elle est éphémère et intense. Elle vit de l'autre et n'admet aucune défaillance. Si Jacques me quitte quelques instants et que je me retrouve à penser, je ne peux imaginer le retour et ce qu'il adviendra de nous. Il fait de moi une femme dépendante et soumise et j'accepte cet esclavage comme un don. Ma personnalité s'étiole et j'y trouve un plaisir immense. Il n'est pas encore temps de se déchirer. [...]
[...] la lettre permet aux timides toutes les audaces, aux initiés toutes les variantes. Que de mots d'amour, que de formules inédites n'auraient jamais pris forme hors du contexte épistolaire. La lettre permet les écarts de mémoire, évite les écarts de langage. Elle peut être lue et relue, interprétée sans être contredite. Quelle soit d'amour, de rupture, d'affaire, de château, de condoléances, la lettre a ses rites, son code. Tout y est important - la manière dont le timbre est collé, le libellé de l'adresse qui s'il est manuscrit dénote soit une forme d'impatience, soit un souci d'équilibre bien centré au milieu de l'enveloppe, soit peut-être le désir d'être bien lu par un facteur pressé. La lettre perpétue l'émotion qui reste intacte et traverse le temps. [...]
Ce soir-là, Caen fut pour moi la lumière d’un bistrot sur une place déserte. Jacques y est connu. Notre table y est prête. Éclairage tamisé, carte variée. Il choisit mon menu sans même me consulter car l’habitude des restaurants, nous l’avons déjà – c’est pour l’instant notre seul passé. Mais au lieu de l’homme en cravate, au costume trois-pièces, des rendez-vous parisiens, je découvre un inconnu en chandail, détendu, au sourire éclatant qui a laissé derrière lui, pour un week-end, le stress de l’homme d’affaires et de l’homme marié. Bramble, le labrador, telle une statue, s’est assis derrière la chaise de son maître. De tout le repas, il ne bougera pas, semblant ignorer ma présence comme celle des serveurs qui s’affairent autour de nous.
Dans la vie de tous les jours, nous chassons constamment, nous sommes à la recherche de l'autre. Il est là pour nous narguer, apparaissant pour mieux disparaître à nouveau, attirant notre curiosité - juste assez pour que nous fassions l'effort de le suivre, de le chercher, d'avoir envie de le connaître, de l'approcher, de le séduire, peut-être enfin de le détruire.
J'ai de la maternité, une image d'Epinal. Je crois qu'elle tisse des liens indestructibles. Elle est capable de maîtriser les sentiments les plus fous, de calmer les douleurs les plus vives, de dominer les tendances les plus abjectes.
...le bonheur n'est pas un but - il reste un état auquel bien peu s'adaptent. Il est difficile d'être heureux, tellement plus simple de vivre l'éternelle insatisfaction de tous les jours.
...on part en chasse, à la recherche des mots perdus, on les retrouve pour mieux les perdre, on les force comme l'animal à courre, on les sert au couteau pour mieux les posséder.
Je commençais à me prendre au sérieux. Je me drapais dans ma dignité de femme mariée attendant famille.