Citations de Isabelle Spaak (53)
"Éviter de mettre des mots sur une histoire pour prétendre qu'elle n'a jamais existé n'efface rien ."
J’allaitais en lisant les lettres d’Hemingway. Plongée dans les écrits masculins et solides d’un séducteur qui n’était pas mon père, je devenais une femme. Je choisissais mes écrivains robustes et beaux. Ils m’offraient une parenthèse, en me protégeant des sentiments trop envahissants.
Guillaume, si prolixe, se montre plein de finesse dans son analyse du péril encouru par les taciturnes. Ces inquiets, timides, handicapés du verbe, perçus, c'est selon, comme hautains ou blasés.
Éviter de mettre des mots sur une histoire pour prétendre qu'elle n'a jamais existé n'efface rien.
A moins de l'avoir enregistrée, la voix des morts disparaît vite. Si celle de maman réapparaissait, je serais submergée.
Ça flirte entre soi, ça parle d'argent, des autres. Le reste du monde n'existe pas. On passe notre temps entre les jolies demeures avec piscine de nos parents, les châteaux de nos ancêtres, les vignobles de famille. Quand Gonzague utilise avec dédain le terme "basané" ou "melon pour évoquer les travailleurs agricoles qui labourent la terre comme des bêtes de somme, je réponds "J'en fais partie", il rétorque "Non, toi c'est pas pareil". Parfois, je me pose des questions. Je m'en suis toujours posé, paraît-il.
Je lis Karl Marx. Mes cousins se fichent de moi, me traitent de communiste, de hippie, de libertaire. Je ne sais plus qui fredonne un "C'est la lûûûtteuh finaaale...!" On se moque.
A dix-huit ans, comme tout le monde, je recevrai une chevalière. Je la voudrais avec les armoiries de papa et maman entrelacées. Un chien et une cigogne, la fidélité et l'intrépidité, les deux facettes du couple qu'ils forment. Mes deux parents à mon doigt. Le reste ne m'intéresse pas.
Et voilà cet imprimé qui vient tout bousculer.
Non seulement ,il anéantit mes efforts pour tenir les réminiscences de ma mère à distance mais il prouve que l état d Israël est passé outre son geste pour l honorer .Je ne peux imaginer qu il n y ait pas eu enquête préliminaire ,vérifications.La distinction accordée post mortel n a rien d un blanc - seing- d ailleurs qui l imaginerait- mais elle révèle qu avant de se transformer par jalousie en épouse assassine, ses six enfants abandonnés en pleine confusion, le bien , le mal ,les sentiments , les émotions ,la passion , aimer ,ne plus aimer,jusqu ou aller ,débrouillez vous ,je n en peux plus , elle a cru ,vécu ,adore un autre homme que mon père ,vibre pour d autres causes que la sienne.elle fit une jeune femme pleine de courage prête à risquer ses jours pour des bambins perdus.qui le savait ?
J’ai reçu d’elle ses gestes et sa malédiction. Celle qui pousse à vouloir encore être aimée, alors qu’on ne vous aime plus. Ce désespoir dont il faut s’extirper sans croire aux retours. Elle était passionnée, intransigeante, dure. Je peux l’être aussi.
En Belgique, Napoléon signifie Waterloo. Tout le monde le sait. La défaite face aux Anglais, le dernier bivouac aux Quatre-Bras, les errements de Fabrice Del Dongo dans le brouillard du champ de bataille, le lion sur la butte construite par les paysannes, seau après seau, avec la boue rougie du sans de leurs morts.
Ma grand-mère n'a jamais été en retard d'une escapade, y compris dans des lieux complètement passés de mode aujourd'hui comme ces gorges du Sierroz près du lac du Bourget. Un site charmant, autrefois incontournable, mais vu par un temps exécrable. Le climat trop humide avait contribué à lui pourrir le voyage.
Dire "maman" c'est refuser de quitter son statut d'enfant, se lover dans un cocon, s'y trouver à l'aise.
Conte de fées
Il était un grand nombre de fois
Un homme qui aimait une femme
Il était un grand nombre e fois
Une femme qui aimait un homme
Il était un grand nombre de fois
Une femme et un homme
Qui n'aimaient pas celui et celle qui
les aimaient
Il était une fois
Une seule fois peut-être
Une femme et un homme qui s'aimaient
Robert Desnos, Destinées arbitraires.
En japonais, cette façon de suivre la personne aimée s'en aller en l'accompagnant du regard le plus longtemps possible s'appelle omiokuri, le mot relie celui qui s'en va à celui qui demeure.
Qui peut me dire s’il connaît un enfant adopté, en paix avec lui-même ? En dépit de toute la ferveur du monde, ces laissées pour-compte des premiers jours fuient de toutes parts, tel un vase percé. Si vous en rencontrez, ne cessez jamais de les aimer. Patience et amour ininterrompu peuvent faire des miracles. Le pot troué métamorphosé, un jour, en fontaine merveilleuse.
"Fille" signifiant à l'époque rien moins que putain. La punition d'enfanter seule à hauteur de l'infamie d'avoir couché sans être mariée.
"Sors de ta coquille" me répétait papa.Trop solitaire, je finissais par inquiéter mes parents. Maman ne savait plus quoi faire. "Ne t'inquiète pas pour elle, lui écrit une amie. Entre l'exubérance de sa soeur aînée et la facilité de la petite, elle est étouffée. Elle finira par trouver sa place."
Abandon. Mot terrible. Sept lettres qui giflent, détruisent, minent, empêchent de grandir, s’épanouir, s’attacher. L’abandon est ma blessure, ma fragilité. Le signe sur mon front. Le pire des punitions. Celle qui fracasse mon avenir en me privant de passé.
Dans ma famille, ils sont grands, minces, cheveux blonds, yeux bleus. Je suis brune, petite, teint mat. Que voulez-vous savoir? Comment j'ai été adoptée? Si je l'ai toujours su? Si j'ai envie de retrouver ma mère? Non, pas la moindre. Fin de l'histoire. Je m'appelle Emmanuelle Véronique Hermeline Laurens, nationalité française. Mes aïeux sont célébrés dans la région sur plusieurs générations. Voussoiement des parents, messe tous les dimanches. Je chante Alleluia, célèbre Noël autour de la crèche sans Père Noël ni sapin. Retraites, prières, les JMS à Rome, émotion devant le pape. Je m'habille en bleu marine, plus chic que le noir, trop femme, décréte maman. J'adore les rallyes, les déguisements de princesse. Bustier, gros noeud, jupe bouffante cousue main, bruit du taffetas quand je marche. Prfuit! Prfuit!
Maquillage? Pas de mon âge.
Oui, elle a raison. Je le discerne aussi ce Non abbiate paura (n'aie pas peur) destiné à ceux qui vont prendre la mer.
En découvrant cette injonction si parfaitement adaptée au destin de ma grand-mère prête à se jeter à nouveau, tête la première, dans son aventure avec Armando, je suis dans un tel état d'esprit, si lasse de courir après des spectres, tellement anxieuse à l'idée de déflorer des secrets, de faire danser à nouveau les mots, de toucher à ce qu'il ne faut pas, comment oses-tu recommencer, ce qui est passé est passé, que je l'ai prise pour moi.
- Merci ,merci beaucoup Monsieur , répétais je la premiere fois
que je parlais à Léon (note:un vieux monsieur juif aide par la mère de l'auteur quand il était enfant
-comment ça merci?repondit-il .C est moi qui dis merci à votre mere .si elle n avait pas été la ,je n y serais plus .
Et moi tout de suite si impatiente que quelqu un me parle d elle: dites ,monsieur, comment était - elle quand vous l avez connue?
-Pensez donc , j avais dix ans! Je ne me souviens d absolument rien de votre maman.
Suis je bête.