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Citations de Ismaïl Kadaré (280)


[...] ... - "Tu penses peut-être qu'à force de guerres et de massacres, on peut supprimer un peuple," [dit l'intendant en chef]. "C'est ce que croient bien des gens, le vieux Tavdja et Kursdidji entre autres. Mettons que, dans une grande bataille, [les Albanais] laissent sur le terrain trente mille morts. Ce devrait être une brillante victoire pour notre armée, n'est-ce pas ? Eh ! bien, n'est-il pas triste de se dire qu'avec une telle bataille, qui demande tant de préparatifs et d'efforts, on ne réussit à prélever à ce peuple que l'augmentation de population d'une seule année ?

- C'est curieux," dit le chroniqueur.

- "Aussi, sans faire le rêve chimérique d'anéantir ce peuple, nous devons nous estimer satisfaits de l'empêcher de croître. Par des expéditions punitives, des massacres, des guerres réitérées, en leur enlevant leurs jeunes garçons pour en faire des janissaires, nous réduirons en une certaine mesure sa capacité de croissance. Et pourtant, cela ne suffit point. Les peuples sont comme l'herbe. Ils poussent partout. Il faut donc concevoir d'autres moyens, plus insidieux. Moi, je ne m'occupe que des comptes. Le grand padicha [= le Sultan] a des hommes à lui qui étudient, eux, ces problèmes. Et ils ont certainement pensé à tout. Ce sont des experts de la dénationalisation des peuples, de même que Sarudja est un expert de la destruction des forteresses. Ils étudient jour et nuit les meilleures méthodes à appliquer pour maintenir la tranquillité dans notre grand empire."

L'intendant en chef but une lampée de sirop.

- "Il existe notamment," reprit-il, "parmi les tribus des déserts d'Arabie, une coutume par laquelle tous les parents d'une personne tuée intentionnellement dans une querelle ou une embuscade sont obligés de reprendre le sang de la victime en tuant à leur tour un membre de la famille adverse, et cela même après trois générations. Une chaîne de morts lie ainsi les familles entre elles, car les meurtres se succèdent sans discontinuité. Implanter une telle coutume vaut bien plusieurs victoires sur le champ de bataille. Je t'ai dit qu'il y a là-haut des gens qui ont pour principale tâche de s'occuper de ces problèmes. Ils pensent à tout et ils ont certainement aussi songé à cela.

- Je crois que les Albanais ont déjà une coutume analogue," l'interrompit Tchélébi.

- "C'est possible mais même s'ils ne l'ont point ou qu'elle ne soit pas aussi répandue chez eux qu'il serait souhaitable, nous l'apporterons alors d'Arabie si c'est nécessaire, et la sèmeront comme une mauvaise graine parmi eux. Ils sont emportés par nature, et cette semence peut prospérer sur ce terrain. Mais si celle-ci ne germe pas, nous en trouverons une autre, peut-être encore plus nocive. Nous la ferons venir, s'il le faut, du royaume des glaces, pourvu qu'elle nous soit utile." ... [...]
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[...] ... L'exhumation de l'armée commença le 29 octobre à quatorze heures.

La pioche s'enfonça dans le sol avec un bruit sourd. Le prêtre fit le signe de la croix. Le général salua militairement. Le vieux terrassier des services municipaux souleva à nouveau son outil et l'abattit avec force.

Ca y est, c'est parti ! se dit le général, ému, en contemplant les premières mottes de terre humide qui roulaient à leurs pieds. C'était la première tombe qu'ils ouvraient et chacun, tout autour, se tenait comme pétrifié. L'expert albanais, un élégant jeune homme blond au visage émacié, prenaient des notes sur son calepin. Deux des ouvriers fumaient une cigarette, le troisième la pipe ; le dernier, le plus jeune, vêtu d'un chandail à col roulé, était appuyé sur le manche de sa pioche et observait la scène d'un air pensif. Tous suivaient attentivement l'ouverture de cette première tombe afin d'apprendre la manière de procéder à ce travail d'exhumation. La marche à suivre était décrite en détails aux alinéas 7 et 8 de la quatrième annexe au protocole [d'accord entre l'Albanie et le gouvernement représenté par le général et l'aumônier].

Le général avait les yeux braqués sur l'amoncellement des mottes qui ne cessait de croître aux pieds de l'ouvrier. Elles étaient noires, friables, et une légère vapeur s'en dégageait.

La voici donc, cette terre étrangère, se dit-il. La même terre noire que partout ailleurs, les mêmes cailloux, les mêmes racines et la même vapeur. Et pourtant étrangère.

Derrière eux, sur la chaussée, les voitures circulant à grande vitesse faisaient entendre de temps à autre le cri de leur klaxon. Comme la plupart des cimetières militaires, celui-ci était situé en bordure de la route. De l'autre côté, des vaches paissaient et leurs rares beuglements se répandaient, paisibles, dans la vallée.

Le général était troublé. Le tas de terre ne cessait de monter mais, au bout d'une demi-heure, le vieil ouvrier n'était dans la fosse qu'à hauteur des genoux. Il en ressortit pour se reposer un peu, juste le temps de permettre à un de ses camarades de déblayer à la pelle la terre qu'il avait détachée avec sa pioche, puis il redescendit dans le trou. ... [...]
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Quiconque a la haute main sur le palais des rêves détient les clés de l'Etat.
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[...] Ils ont tout tenté contre nous, depuis les canons gigantesques jusqu'aux rats infectés. Nous avons tenu et nous tenons. Nous savons que cette résistance nous coûte cher et qu'il nous faudra la payer plus cher encore. Mais sur le chemin de la horde démente, il faut bien que quelqu'un se dresse et c'est nous que l'Histoire a choisis.
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Puis la première pleureuse chantait la résurrection du fils maudit et sa chevauchée nocturne vers le pays où s'était mariée sa sœur :

Si pour une joie tu es venu,
Je me vêtirai en fée,
Si pour un deuil tu es venu,
En robe de bure je me mettrai,

et la troisième lui répondait avec les paroles du mort :

Viens, ma sœur, comme tu es.
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Il avait froid aux pieds et, chaque fois qu'il remuait un peu ses jambes engourdies, il entendait les cailloux crisser plaintivement sous ses semelles. A la vérité, la plainte était en lui. Il ne lui était jamais arrivé de rester aussi longtemps immobile à l'affût derrière un talus, au bord de la grand-route.
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 Parmi les mots posant désormais problème, certains pouvaient créer des difficultés inimaginables, ainsi, par exemple, monsieur, madame ou mademoiselle, pour n’en isoler que trois dans cet univers linguistique chaviré.
Ces trois mots étaient à juste raison considérés comme des fondamentaux de la phrase de transition. Chaque pays communiste avait eu son lot d’expériences, parfois surprenantes, telle l’Albanie.
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Les divinités courtaudes de la steppe étaient immobiles dans ma tête comme au Praesidium. Leurs bonnets de fourrure, leurs joues, leurs yeux perfides semi-adiatiques. Non, la résurgence de cette ballade de la parole donnée n'était pas un hasard. Elle était venue de loin, appelée par la perfidie des temps. Le climat de perfidie, je le sentais depuis plusieurs mois. "Il fait froid en Russie, mon frère. Il fait perfide." Qui m'avait dit ces mots ?
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Il vous faut le squelette? J'en ai un! J'ai apporté les listes, mon père, vous m'entendez? Les voilà! Il y a un tas de soldats d'un mètre quatre-vingt-deux. Levez-vous, nous allons en choisir un. ...Levez-vous, nous allons examiner les listes en détails. Seulement celui-là a deux incisives qui lui manque. Ça ne fait rien, nous pourrions les lui faire remettre chez un dentiste.
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Nous n'avions encore rien vu de Rome, nous n'avions eu l'occasion d'esquisser aucun parallèle avec le sinistre nuage de poussière planant sur l'Albanie, mais il avait suffi d'un petit bar de nuit, dans une ruelle perdue, et d'un café pris humainement, comme cela s'était fait pendant des centaines d'années dans des cafés ouverts dès le point du jour, pour qu'une insoutenable nostalgie s'éveille en nous.
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Or, d'une rencontre secrète à un complot contre l'Etat, il n'y a qu'un pas.
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La vraie littérature a son propre calendrier , sa propre liberté qui n'a rien à voir avec la liberté extérieure .
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J'éprouvais parfois l'impression que tout ce qui rendait sa vie difficile (celle de sa mère) me servait dans mon art. J'en arrivais presque à croire qu'elle avait fait à dessein le choix de son automutilation pour me servir. (p.68)
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Aux yeux de Shaqo Mezini, être gynécologue revenait à régner sur les femmes. Les belles femmes en particulier. Complètement sans défense, sans caprices ni regards aguicheurs, elles lui étaient soumises. Régner sur les femmes ! Justement ce qui faisait si cruellement défaut à Shaqo Mezini. Il n’était pas laid, mais pas non plus avantagé par la nature au point d’intéresser les plus belles. Il avait certes connu quelques aventures banales, mais jamais avec ce qu’on appelle une belle femme, une vraie. Quant à régner sur elles, ce n’était même pas la peine d’y songer… Tandis que Gurameto, lui, les dominait sans même les posséder.
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L’obscurité terrifie les enquêteurs. Pas nous. Au contraire : au cœur de l’obscurité, dans ce néant, nous allons loger une autre énigme. Leur énigme tout comme leur vérité ne nous intéressent pas. En lieu et place de celle-ci, nous allons implanter la nôtre.
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La ville donnait toujours le change. Avec ses dames elle s’était peut-être montrée trop arrogante, mais, sans elles, elle paraissait d’autant plus dangereuse.
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Nous avons vu d'étranges choses,
Mais jamais morts et vivants
Chevaucher ainsi ensemble...
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Ce qui est fait ne se défait pas, ce qui est défait ne se refait pas. Oubliez, en sorte qu'on vous oublie.
p 94
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[...] ... C'était une ville étrange qui, tel un être préhistorique, paraissait avoir surgi brusquement dans la vallée par une nuit d'hiver pour escalader péniblement le flanc de la montagne. Tout dans cette ville était ancien et de pierre, depuis les rues et les fontaines jusqu'aux toits des grandes maisons séculaires, couverts de plaques grises, semblables à de gigantesques écailles. On avait de la peine à croire que sous cette puissante carapace subsistait et se reproduisait la chair tendre de la vie.

Au voyageur qui la contemplait pour la première fois, la ville éveillait l'envie d'une comparaison, mais il s'apercevait aussitôt que c'était un piège, car elle les rejetait toutes : elle ne ressemblait en effet à rien. Elle ne supportait pas plus les comparaisons que les pluies, la grêle, les arcs-en-ciel et les drapeaux étrangers multicolores, qui quittaient ses toits comme ils y étaient venus, aussi passagers et irréels qu'elle était éternelle et concrète.

C'était une ville penchée, peut-être la plus penchée du monde, qui avait bravé toutes les lois de l'architecture et de l'urbanisme. Le faîte d'une maison y effleurait parfois les fondations d'une autre et c'était seulement le seul lieu au monde où, si l'on glissait sur le côté d'une rue, on risquait de se retrouver sur un toit. Et cela, les ivrognes, surtout, en faisaient parfois l'expérience. ... [...]
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Incipit :
C'était une ville étrange qui, tel un être préhistorique, paraissait avoir surgi brusquement dans la vallée par une nuit d'hiver pour escalader péniblement le flanc de la montagne. Tout dans cette ville était ancien et de pierre, depuis les rues et les fontaines jusqu'aux toits des grandes maisons séculaires, couverts de plaques de pierre grise, semblables à gigantesques écailles. On avait de la peine à croire que sous cette puissante carapace subsistait et se reproduisait la chair tendre de la ville.
Au voyageur qui la contemplait pour la première fois, la ville éveillait l'envie d'une comparaison, mais il s'apercevait aussitôt que c'était un piège, car elle les rejetait toutes ; elle ne ressemblait en effet à rien. Elle ne supportait pas plus les comparaisons que les pluies, la grêle, les arcs-en-ciel et les drapeaux étrangers multicolores, qui quittaient ses toits comme ils y étaient venus, aussi passagers et irréels qu'elle était éternelle et concrète.

C'était une ville penchée, peut-être la plus penchée au monde, qui avait bravé toutes les lois de l'architecture et de l'urbanisme. Le faîte d'une maison y effleurait parfois les fondations d'une autre et c'était sûrement le seul lieu au monde où, si l'on glissait sur le côté d'une rue, on risquait de se retrouver sur un toit. Et cela, les ivrognes, surtout, en faisaient l'expérience.

Oui, c'était une ville fort étrange. En marchant dans la rue, on pouvait, par endroit, en étendant un peu le bras, accrocher son chapeau à la pointe d'un minaret. Bien des choses y étaient bizarres et beaucoup d'autres semblaient appartenir au royaume des songes.

Préservant péniblement la vie humaine dans ses membres et sous sa cuirasse de pierre, elle ne lui en causait pas moins, à cette vie, bien des peines, des écorchures et des plaies, et c'était naturel, puisque c'était une ville de pierre et que son contact était naturel et froid.

Il n'était pas facile d'être un enfant dans cette ville.
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