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Citation de Lutvic


Deux cartes postales. Sur le côté gauche, à l'encre bleu clair, un tampon rond de la Préfecture de police dans lequel s'inscrivent, en arc de cercle, les mentions : « Camp d'internement de Drancy » et « Bureau de la censure ». Sur le côté droit, un timbre couleur bordeaux de 1,20 franc à l'effigie du maréchal Pétain. Oblitéré. Le cachet de la poste en fait foi : « Drancy, 2-3-43 ». Une heure avant la déportation, les employés juifs des camps font le tour des chambres et distribuent une carte à chaque partant. On l'écrit à la hâte, appuyé sur le dos d'un voisin ou sur un mur : il faut faire vite, les voisins attendent le crayon, les employés vont bientôt revenir. Il est 5 heures du matin, en ce 2 mars 1943 : « Mes très chers enfants, nous vous écrivons cette carte à titre d'adieu... » Matès et Idesa ne peuvent écrire un si bon français. L'écriture du camarade bilingue qui recueille leurs dernières volontés occupe tout l'espace de la carte, jusqu'à en toucher le bord. Il fait quelques fautes d'orthographe, que je corrige dans la retranscription, comme on lisse le visage des défunts lors de la toilette mortuaire.
Les dernières lettres de Drancy sont souvent haletantes d'inquiétude et d'urgence, sans queue ni tête, et le désespoir se mêle à l'assurance que « le moral est bon », qu'« on se reverra bientôt ». Baisers, ultimes recommandations se mêlent aux soucis du quotidien qu'il faut régler au moment de partir : s'acquitter d'une dette, récupérer des clés, envoyer ou recevoir des vêtements, de la nourriture, de l'argent. Ces phrases déboussolées, ces propos décousus reflètent l'angoisse des gens qu'on arrache à la vie ; mais elles sont encore dans la vie. Pas celles de Matès et Idesa. Ces lettres d'innocents condamnés, je ne les lis jamais. Elles sont un bloc d'humanité nue et, quand on a la force d'y poser le regard, le temps s'arrête, on tombe dans une tristesse dans âge, sans fond, on se sent atteint d'un mal incurable. Matès et Idesa prennent congé de la vie. Ils ne savent pas avec notre savoir d'aujourd'hui, mais ils savent. Au seuil de l'autre monde – pas nécessairement la mort, mais un lieu où l'on n'a plus d'espoir, plus d'avenir, plus de joie, où l'on n'existe plus comme être humain –, leurs voix s'élèvent pour parler aux enfants une dernière fois, les embrasser, les consoler, leur demander pardon, leur insuffler assez d'amour pour toute la vie. Malgré les privations et l'épuisement, malgré le départ « sans effets ni provisions », rien n'occupe leur esprit que les enfants, et c'est pour organiser l'après. Cette abnégation d'êtres déjà abolis m'inspire une terreur sacrée (pp. 293-4).
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