Ixchel Delaporte | Écoute les murs parler
D’une rive à l’autre, de moi à eux, au-delà de nos effrois, il était une fois, à Cadillac, la folie en face, en plein cœur, révélatrice des profondeurs de notre humanité, de notre fragile et insondable condition.
Les patients doivent respecter les horaires fixés et suivre à la lettre les autorisations de sortie, sinon la confiance se perd et les permissions aussi. Cadillac vit au rythme de ces contraintes. Elle n’est pas une ville comme les autres. Les patients, sans le savoir, y déposent leur empreinte.
L’hôpital fait fonction de filer, in extremis. Il réceptionne tout ce qui n’est pas supportable dehors. Ici, à l’intérieur, atterrit un concentré de l’inacceptable. Mêler une folie à une autre, mêler des dizaines de folies singulières échouées dans ces pavillons. Est-ce bien raisonnable ?
Je ne sais plus, m’avait dit une jeune patiente schizophrène, si c’est la maladie ou l’enfermement qui sont en train de me rendre dingue.
Les patients aiment bien l’idée de ce filet ultime de sécurité. La poésie du « si besoin ».
Les patients bêchent, grattent, plantent. La terre est têtue, lente et capricieuse. Ils se cognent à elle. Puis on s'oublie en regardant pousser les fleurs et les légumes au gré des saisons.
Le cerveau des bipolaires tourne à mille à l'heure. Cet état si particulier que le philosophe Nietzsche appelait les "ivresses", que l'écrivain portugais Pessoa, qui souffrait de ne pas se sentir "être", avait baptisé les "crises d'abondance".
(p. 194)
La maladie mentale est si près de chacun de nous, quand elle n'est pas en nous. Elle fait si peur qu'elle est indicible. On ne parle pas de sa grand-mère morte internée dans un asile. On ne parle pas du fils qui s'est suicidé par mélancolie, bipolarité ou dépression. On ne parle pas du cousin interné à l'hôpital psychiatrique pour violences. On ne parle pas.
(p. 222-223)
Combien faut-il de chemins de traverse pour que les mots remplacent pas à pas des torrents de colère ? Combien de doses d'inventivité pour contourner la maladie [mentale] et la surprendre ?
(p. 190-191)
[ à propos de Georges Canguilhem, auteur de 'Le Normal et le Pathologique' ]
Ce philosophe, médecin et résistant, refusait de réduire le vivant à des mesures quantitatives, nécessaires pour la science mais largement insuffisantes pour soigner la maladie. La maladie n'affecte pas uniquement un organe mais l'homme dans sa totalité. Canguilhem avait donc pensé la médecine en libérant le patient du joug de la maladie et surtout du médecin, ce mandarin tout-puissant, afin de restaurer la notion de qualité de vie d'un patient. Autrement dit, mieux écouter le malade et ne pas imposer une guérison, quel qu'en soit le prix à payer. Il n'y avait pas d'un côté la maladie et de l'autre la santé. L'une dérive de l'autre. Il dépouillait ainsi la maladie - dont le patient ne devrait pas se sentir coupable - de sa valeur négative.
(p. 68-69)