Iza Borkine

J’ai toujours été volumineuse. Certains diront opulente, excessive, grasse, voire épaisse. C’est après tout affaire d’appréciation personnelle. La langue française n’aime pas les rondeurs. On peut être fine mouche, fine bouche, fine fleur ou encore fin gourmet. Toutefois, on ne peut pas être gros, sauf avec les mots. Les gros mots sont la vulgarité incarnée, ils représentent la démesure. La différence de raffinement entre les deux adjectifs est immédiatement perceptible.

J’ai découvert ce plaisir de lire en mangeant par le plus grand des hasards le jour de mes dix ans. Mon père m’avait offert un récit de voyage tout juste sorti des presses. Ma mère, elle, m’avait fait des bugnes. Trop pressée de tout dévorer, je me suis réfugiée sur le palier, seul lieu calme de la maison. Sans m’en rendre compte, j’ai commencé à enchaîner les allers-retours vers ma bouche au rythme de ma lecture. Chaque bouchée a été une vraie découverte et l’histoire a pris une dimension particulière. Toutefois, on ne lit pas la bouche pleine de n’importe quoi ! L’association est tout un art. Je me souviens de quelques fausses notes. Par exemple, Agatha Christie et le camembert était une très mauvaise idée. Proust et le chorizo me sont restés sur l’estomac toute la journée. Je n’ai jamais su si c’était l’auteur ou les rondelles. Il m’arrive de passer plusieurs minutes avant de trouver la bonne combinaison. Je lis mes premières lignes et une envie précise apparaît. Ça ne s’explique pas. Les romans passent très bien avec des douceurs, les policiers avec du gruyère. Les biographies sont plus délicates. Elles s’accompagnent soit de salé, soit de sucré. Ma plus belle réussite : Françoise Sagan et les cornichons à la russe. Un pur bonheur ! Le croquant et l’odeur d’aneth mêlés à la langue fraîche de l’écrivain m’ont véritablement comblée.
Je rêve de retrouver cette sensation de parfaite harmonie…

Après presque soixante-dix ans de bons et moins bons services, j’ai décidé de devenir importante. Mais comment fait-on quand on n’en a pas l’habitude ?

Je hais mon anniversaire ! Je hais le temps qui dévore, la vie qui s’agenouille. Aucun intérêt à fêter la sarabande des ans, les rides qui s’accumulent, le corps qui se cambre, les cheveux qui s’assèchent, les dents qui s’éboulent, les articulations qui rôtissent, la mémoire qui part faire un tour. La vie qui disparaît peu à peu.

Je refuse d’avoir des livres à demeure. Ils s’ennuient et se sclérosent à force d’être oubliés sur une étagère pleine de poussière.Un bouquin doit vivre, être manipulé dans tous les sens, passer de main en main, être lu par un maximum de personnes, être dévoré, trituré. Sinon, a quoi bon? 

Pour la première fois depuis très longtemps, j’ai rêvé de mon père. Moi qui avais totalement oublié ses traits, j’ai revu son visage dans les moindres détails : ses hautes pommettes héritées de ses ancêtres, ses yeux sombres, la fine cicatrice au-dessus de son œil gauche – témoignage de sa jeunesse agitée –, ses dents du bonheur. Et surtout, j’ai entendu sa voix. Sa voix rocailleuse de fumeur. Cette voix qui m’a tellement manqué.

Un jour, tu auras tellement tout déformé que tu ne sauras plus à quoi ressemble la réalité. Ça ne te fera pas devenir plus belle ou plus intelligente !

Vonig est intenable. Pire qu’une puce à son premier rendez-vous avec un chien.