Est-ce cela vieillir ? Etre capable de retourner explorer sa vie antérieure et d'en apprécier la consistance ? De faire la part de ce qu'il y a de factice et de vrai, de comprendre ce qui a enrichi la mémoire et de mesurer le temps perdu dans les apparences ?
Recevoir, envoyer des lettres. Comme beaucoup d'autres à l'époque j'avais des correspondants dans le monde entier. La page hebdomadaire du journal de Tintin, où s'alignaient les portraits des candidats épistoliers était notre réseau social. Nous étions loin d'internet, de Facebook et des courriels. Souvent l'affaire tournait court dès les premières missives. Il restait un timbre du bout du monde, une image, quelques mots de présentation. J'avais tenu bon plusieurs fois, maintenu un lien pendant au moins six mois. J'ouvrais les enveloppes avec délectation et collectionnais les timbres. J'aimais les prénoms exotiques. Lire me passionnait moins; Les nouvelles atteignaient rarement le niveau des confidences. Lorsque c'était le cas, je savourais ces moments de complicité qui mettaient mon imagination au travail pour quelques jours.
Un ami m’ayant convaincu que pour améliorer mon état je devais respirer un air différent, j’avais choisi l’exotisme.
J’ignore si cela sera suffisant pour guérir
Je suis une coquille vide transportée au Guatemala. À ma place, certains diraient vouloir se changer les idées. Mais je n’ai plus d’idées et plus d’envie. Remettre le compteur à zéro est illusoire, les années sont là avec leur trace. Quel touriste je fais !
Où qu’on aille, on voyage avec soi, et il n’y a pas meilleur ennemi que soi-même.
J'espérais une diversion et je suis allé visiter mon propre pays, un domaine déserté, ennuyeux, au milieu des couleurs de la vie
Dans mon pays intérieur, je possède mes propres ruines. Personne d’autre que moi ne vient les visiter. Je revendique la faute. Je n’entretiens pas la place, pensant que la mémoire suffit à tenir le passé en ordre. Aujourd’hui, des pans entiers de mon histoire se sont écroulés. Oubliés, les lieux et les rencontres. Volontairement ou par négligence. Tout semble friable, sauf les mois passés avec elle que je ne peux effacer. Tenir un journal ? J’aurais dû y penser plus tôt. Je suis une ville qui a connu des années fastes, des moments réputés inoubliables, des désastres aussi. Je suis une ville vieillissante et vulnérable. Je ne m’intéresse plus.
Si le rêve d'amour universel existe, ça manque de rêveurs. Les illusions s'en vont avec le reflux. On y a cru pendant la durée du film. Les années de ma jeunesse sont gravées dans le marbre et j'ai vieilli en les conservant comme références. Je ne suis pas nostalgique mais lorsque la mélancolie me prend, je sors les disques, feuillete les bandes dessinées. Je m'immerge dans la mer de la tranquillité de mon adolescence. Ravi d'appartenir à la génération peace and live même si elle n'est plus à la mode si elle a ses faiblesses et ses contradictions.
On ne réalise la perte qu’avec la longue absence de l’autre.

Pendant deux années, j'avais cru à un mirage. La voie s'était terminée en cul-de-sac. Ingrid avait dressé un mur que je n'avais pu escalader. J'ai fait demi-tour, rejoint le dernier carrefour avant Rotterdam et repris la route initiale. Adieu les fantasmes, j'ai réintégré mon vrai corps, pour vivre avec et me faire raisonnable.
Aujourd'hui encore, j'ai cette sensation de ne pas être attaché à mon corps, d'avoir un cerveau indépendant qui promène ses idées sans être relié au reste. Il faut s'incarner, unifier la chair et l'esprit, dit-on. Un sacré défi ! Quel poids à tirer ! C'est pourtant dans cet accord pensée-matière que l'on se sent vivre. Suis-je totalement vivant ? Voilà la question. Il me faut toujours réfléchir, être conscient de ce qu'il advient. Un défaut que je n'ai pas éradiqué. Avant le voyage j'avais la faculté de rêver, j'appréciais la volupté de me laisser aller au monde, de m'y intégrer. La Hollande m'a dessillé. Fin des illusions.