Jacques Bonnet . Lire parmi les ombres.
Il faudrait aussi parler des livres qu'on a lus et qu'on a ratés, de ceux
avec qui ça ne marchera jamais parce que, malgré leur génie, ils ne
nous correspondent pas, de ceux que nous avons envie de relire par
pur plaisir, de ceux qu'on n'ouvrira sans doute jamais plus mais dont
on n'a pas envie de se séparer, de ces auteurs que l'on se promet de
relire intégralement un jour ou d'enfin découvrir, etc.
"En vérité une bibliothèque, quelle que soit sa taille, n'a pas besoin
pour être utile qu'on l'ait lue entièrement; chaque lecteur profite
d'un juste équilibre entre savoir et ignorance, souvenir et oubli"
, Alberto Manguel. (p. 56)
Il faudrait aussi parler des livres qu’on a lu et qu’on a ratés, de ceux avec qui ça ne marchera jamais parce que, malgré leur génie, ils ne nous correspondent pas… (p.76)
L'important n'est pas de lire vite mais de lire chaque livre concerné à la vitesse qu'il mérite. Il est aussi dommageable de passer trop de temps sur certains que d'en lire d'autres trop vite. Il y a des livres que l'on connaît en les feuilletant, d'autres qu'on ne saisit qu'à la deuxième ou troisième lecture, d'autres encore qu'on peut relire toute sa vie avec profit.
La lecture d'un livre de Cervantès, de Flaubert, de Schopenhauer, de Melville, de Whitman, de Stevenson ou de Spinoza est une expérience aussi forte que de voyager ou d'être amoureux. - Jorge Luis Borges
Des centaines de milliers de personnages habitent ma bibliothèque, certains réels, d'autres fictifs. Les réels sont les personnages dits imaginaires des oeuvres littéraires, les fictifs sont les auteurs. Nous savons tout des premiers, ou plutôt nous savons tout ce que nous devons savoir, c'est-à-dire ce qui est dit d'un personnage dans le roman, le conte, la nouvelle ou le poème où il figure. Et en tenant en main le (ou les) texte(s) dans le(s)quel(s) il apparaît nous sommes en possession de tout ce que son auteur a voulu que nous sachions de ses actes, de ses paroles et, parfois, de ses pensées. Le reste importe peu. Il ne nous cache rien. Il existe, il est réel.
Même lorsque le livre a vraiment été lu, et assez bien pour qu'il ait pris une place spécifique dans notre esprit, il ne reste parfois que le souvenir de l'émotion ressentie à la lecture et plus rien de précis de son contenu (on offre le livre des années après parce qu'on se rappelle l'avoir beaucoup aimé et l'on est incapable d'en parler avec le récipiendaire parce que les détails s'en sont totalement effacés). (p.58)

Une métaphore de la bibliomanie : l'homme qui commence par lutter contre la mélancolie et le mal de vivre par la lecture (...). La bibliothèque protège de l'hostilité extérieure, filtre les bruits du monde, atténue le froid régnant aux alentours, mais donne, aussi, un sentiment de toute-puissance. Car la bibliothèque fait reculer les pauvres capacités humaines : elle est un concentré de temps et d'espace. Elle rassemble sur ses rayonnages toutes les strates du passé. S'y retrouvent les siècles nous ayant précédés. (...) Le passé hante les bibliothèques, non seulement dans les témoignages d'époque, mais aussi par les études savantes, les restitutions littéraires et les images de toutes sortes. Mais ma bibliothèque est aussi un concentré d'espaces. Toutes les régions de la terre y sont réunies, les cinq continents avec leurs paysages, leurs climats, leurs façons de vivre. Et même les lieux imaginaires comme Lilliput, la Cacanie, le désert des Tartares ou le Yoknapatawpha County, ou ceux à peine connus des humains et depuis longtemps explorés par les écrivains (...). Je peux m'y rendre en un instant, en changer sur-le-champ et même me trouver à deux endroits à la fois. Tout cela n'est pas sans rapport avec le divin, et voilà sans doute pourquoi, lorsqu'il s'agit de bibliothèque, il est si facilement fait appel au langage religieux. (...) Et Umberto Eco d'énoncer cette chose étrange : "Si Dieu existait, il serait une bibliothèque." Cela a sans doute à voir avec la capacité à maîtriser, dans une certaine mesure, temps et espace. (p.110-111)

Auris-je constitué la même bibliothèque si j'avais été de la génération Internet ? Sans doute pas. Si l'on en croit les études statistiques sur le temps libre passé en moyenne devant un écran d'ordinateur ou de télévision, où trouver le temps de lire ? Internet et la télévision généralisée ont chassé l'ennui qui a toujours été l'aiguillon le plus sûr de la lecture, mais peut-on le regretter ? Ensuite, la facilité à se procurer les livres à distance - qu'ils soient neufs ou d'occasion -, la mise à disposition de textes fondamentaux, la consultation de textes numérisés dans lesquels il est, par exemple, tellement plus facile de retrouver un passage précis, transforment inéluctablement le statut de la bibliothèque qui n'est plus qu'un moyen parmi d'autres d'accéder au savoir. Et du livre qui n'est plus qu'un moyen parmi d'autres, et pas le plus accessible, de se "divertir". Mais le livre d'art, par exemple, ne sera pas touché par le phénomène. (...) Quant à lire Guerre et paix (...) sur un écran, le support papier, comme disent les spécialistes, a encore tout un avenir. (p.120-121)
Christian Galantris cite ce règlement d’une bibliothèque anglaise de 1863 : « La parfaite maîtresse de maison veillera à ce que les oeuvres des auteurs hommes et femmes soient décemment dissociées et placées sur des rayons séparés. Leur proximité sauf à être mariés ne pouvant être tolérée »
(p.64)
"Ce n'est pas faire preuve de déterminisme déplacé que d'émettre l'hypothèque que, s'ils avaient été rentiers, George Sand, Balzac et Dumas auraient sans doute fait œuvre différemment; leur production a quelque chose de frénétique dû autant aux conditions dans lesquelles ils écrivirent qu'à leur nature profonde."