
- Serais-je plus heureux, dit le pèlerin, si tout le monde avait besoin de moi ?
- Allez vous pendre, reprit Roger ; car je pense être plus heureux que vous.
- Si ce mal devait m'arriver, répliqua le pèlerin, je croyais que quelque faquin plus désœuvré que moi dût me porter le coup. Je ne l'attendais pas de la part dont il me vient; mais, comme le pas est dur à franchir, je pense qu'avant tout il serait bon que nous comptassions ensemble.
- Cela sera bientôt fait, dit Roger. J'ai en abondance les commodités de la vie. Quand je voyage, je le fais à mon aise, comme vous pouvez le voir ; car je suis bien monté, et j'ai dans mes écuries trois cents chevaux qui valent au moins celui-ci ; retourné-je à Naples, je suis sûr d'être parfaitement reçu.
- Je ne ferai qu'une question, dit le pèlerin. Jouissez-vous de tous ces biens avec une sorte de vivacité ? Seriez-vous sans affaires, sans ambition, sans inquiétude ?
- Vous en demandez trop, pèlerin, reprit Roger. - Votre Majesté me pardonnera, dit le pèlerin ; mais comme l'affaire doit avoir des suites très sérieuses pour moi, je dois tout faire entrer en ligne de compte.
L'homme fut un assemblage d'un peu de boue et d'eau. Pourquoi la femme ne serait-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayons de lumière, des débris d'un arc-en-ciel condensés ? Où est le possible ? Où est l'impossible ?
Le son de la voix, le chant, le sens des vers, leur tournure, me jettent dans un désordre que je ne puis exprimer. "Etre fantastique, dangereuse imposture, m'écriai-je en sortant avec rapidité du poste où j'étais demeuré trop longtemps : peut-on mieux emprunter les traits de la vérité et de la nature ?"
Tout ceci me paraît un songe, me disais-je, mais la vie humaine est-elle autre chose? Je rêve plus extraordinairement qu'un autre, et voilà tout.
Je ne pouvais douter qu’elle ne possédât les connaissances les plus rares, et je supposais avec raison que son but était de m’en orner ; mais elle ne m’entretenait que de choses ordinaires, et semblait avoir perdu l’autre objet de vue. « Biondetta, lui dis-je, un soir que nous nous promenions sur la terrasse de mon jardin, lorsqu’un penchant trop flatteur pour moi vous décida à lier votre sort au mien, vous vous promettiez de m’en rendre digne en me donnant des connaissances qui ne sont point réservées au commun des hommes. Vous parais-je maintenant indigne de vos soins ? un amour aussi tendre, aussi délicat que le vôtre peut-il ne point désirer d’ennoblir son objet ?

Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassois sur mes reins, je me piète ; je prononce l’évocation d’une voix claire et soutenue et, en grossissant le son, j’appelle, à trois reprises et à très-courts intervalles, Béelzébuth. Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur ma tête.
À peine avais-je fini, une fenêtre s’ouvre à deux battants vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture ; une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre ; surtout elle avait des oreilles démesurées. L’odieux fantôme ouvre la gueule, et, d’un ton assorti au reste de l’apparition, me répond : Che vuoi ?
Toutes les voûtes, tous les caveaux dès environs retentissent à l’envi du terrible Che vuoi ?
[…]
Que dirai-je ? Le lendemain matin je me trouvai logé sur la place Saint-Marc, dans le plus bel appartement de la meilleure auberge de Venise. Je le connaissais ; je le reconnus sur-le-champ. Je vois du linge, une robe de chambre assez riche auprès de mon lit. Je soupçonnai que ce pouvait être une attention de l’hôte chez qui j’étais arrivé dénué de tout.
Je me lève et regarde si je suis le seul objet vivant qui soit dans la chambre ; je cherchais Biondetta.
Honteux de ce premier mouvement, je rendis grâce à ma bonne fortune. Cet esprit et moi ne sommes donc pas inséparables ; j’en suis délivré ; et après mon imprudence, si je ne perds que ma compagnie aux gardes, je dois m’estimer très-heureux.
Courage, Alvare, continuai-je ; il y a d’autres cours, d’autres souverains que celui de Naples ; ceci doit te corriger si tu n’es pas incorrigible, et tu te conduiras mieux. Si on refuse tes services, une mère tendre, l’Estrémadure et un patrimoine honnête te tendent les bras.
[…]
« Je suis Sylphide d’origine, et une des plus considérables d’entre elles. Je parus sous la forme de la petite chienne ; je reçus vos ordres, et nous nous empressâmes tous à l’envi de les accomplir. Plus vous mettiez de hauteur, de résolution, d’aisance, d’intelligence à régler nos mouvements, plus nous redoublions d’admiration pour vous et de zèle.
» Vous m’ordonnâtes de vous servir en page, de vous amuser en cantatrice. Je me soumis avec joie, et goûtai de tels charmes dans mon obéissance, que je résolus de vous la vouer pour toujours.[…]
Il m’est permis de prendre un corps pour m’associer à un sage : le voilà. Si je me réduis au simple état de femme, si je perds par ce changement volontaire le droit naturel des Sylphides et l’assistance de mes compagnes, je jouirai du bonheur d’aimer et d’être aimée. Je servirai mon vainqueur ; je l’instruirai de la sublimité de son être, dont il ignore les prérogatives : il nous soumettra, avec les éléments dont j’aurai abandonné l’empire, les esprits de toutes les sphères. Il est fait pour être le roi du monde, et j’en serai la reine, et la reine adorée de lui.[…]
Quand j’eus pris un corps, Alvare, je m’aperçus que j’avais un cœur : je vous admirai, je vous aimai ; mais que devins-je, lorsque je ne vis en vous que de la répugnance, de la haine ! Je ne pouvais ni changer, ni même me repentir ; soumise à tous les revers auxquels sont sujettes les créatures de votre espèce, m’étant attiré le courroux des esprits, la haine implacable des nécromanciens, je devenais, sans votre protection, l’être le plus malheureux qui fût sous le ciel : que dis-je ? Je le serais encore sans votre amour. »
Mille grâces répandues dans la figure, l’action, le son de la voix, ajoutaient au prestige de ce récit intéressant. Je ne concevais rien de ce que j’entendais. Mais qu’y avait-il de concevable dans mon aventure ? Tout ceci me paraît un songe me disais-je ; mais la vie humaine est-elle autre chose ? Je rêve plus extraordinairement qu’un autre, et voilà tout.
[…]
Biondetta paraissait en dévorer des yeux le spectacle. Sans sortir de sa place, elle essaye tous les mouvements qu’elle voit faire.
« Je crois, dit-elle, que j’aimerais le bal à la fureur. » Bientôt elle s’y engage et me force à danser. D’abord elle montre quelque embarras et même un peu de maladresse : bientôt elle semble s’aguerrir et unir la grâce et la force à la légèreté, à la précision. Elle s’échauffe : il lui faut son mouchoir, le mien, celui qui lui tombe sous la main : elle ne s’arrête que pour s’essuyer.
[…]
— Ingrat, place la main sur ce cœur qui t’adore ; que le tien s’anime, s’il est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien. Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les miennes sont embrasées ; adoucis si tu le peux le son de cette voix si propre à inspirer l’amour, et dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon âme timide ; dis-moi, enfin, s’il t’est possible, mais aussi tendrement que je l’éprouve pour toi : Mon cher Béelzébuth, je t’adore…
[…]
À votre égard, en prenant des précautions sages pour le présent et pour l’avenir, je vous crois entièrement délivré. Votre ennemi s’est retiré, cela n’est pas équivoque. Il vous a séduit, il est vrai, mais il n’a pu parvenir à vous corrompre ; vos intentions, vos remords vous ont préservé à l’aide des secours extraordinaires que vous avez reçus ; ainsi son prétendu triomphe et votre défaite n’ont été pour vous et pour lui qu’une illusion dont le repentir achèvera de vous laver.
Mon jeune camarade, j'aime beaucoup votre ignorance ; elle vaut bien la doctrine des autres : au moins vous n'êtes pas dans l'erreur, et si vous n'êtes pas instruit, vous êtes susceptible de l'être.