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Citation de Partemps


Le problème de Haydn, qui explique son destin de « compositeur pour musiciens », est qu’il a trop écrit : 83 quatuors, 104 symphonies, 52 sonates pour piano, 50 concertos, 31 trios avec piano, 67 trios à cordes, 126 trios pour « baryton » (une sorte de viole à six cordes), 26 messes, des opéras, des cantates, des oratorios... Haydn décourage le public. Pourquoi écouter la trentième symphonie, quand il y en a tant d’autres ? On n’en écoute aucune.
A l’autre extrémité de la chaîne des erreurs, il y a cette opinion selon laquelle toute abondance est suspecte, et laisse imaginer un art superficiel, une musique légère et kilométrique. Mutatis mutandis, de la musique d’ascenseur. De la Messe de 1766, par exemple, Mendelssohn dit qu’elle était « scandaleusement gaie » — reproche récurrent, auquel l’auteur répondait : « Puisque Dieu m’a donné un c ?ur joyeux, il me pardonnera de l’avoir servi joyeusement. » Haydn disait d’ailleurs composer lentement. Il priait, se mettait au clavecin, et si l’idée ne venait pas, il se remettait à prier. Jusqu’à ce que vienne l’inspiration... C’est enfantin.
D’ailleurs, quelque chose était scellé entre Haydn et Mozart, qui jouaient dans le même quatuor. Entre le vieillard optimiste et débonnaire, exorable et généreux, qui ne voyait le mal nulle part, n’avait lu aucun livre, trouvait « abominable » la conduite des filles du Roi Lear, et ce tout jeune homme, insolent, voluptueux et madré, dont le génie demeure un cas inexpliqué dans l’histoire des hommes. Haydn disait que Mozart était le plus grand musicien du monde. Il lui a tout de même appris à écrire des quatuors à cordes, genre qu’il avait tiré au forceps de la sonate en trio. Quand Mozart écrit ses six premiers, il sue, c’est un art bien difficile, même pour lui ; c’est surtout qu’il les veut sublimes, pour les dédier honorablement au vieux Haydn, « al Padre, Guida ed Amico ». (Père, guide, et ami de Mozart ! On voudrait bien n’avoir été que l’un des trois.) Haydn a pratiquement inventé aussi la symphonie, qui végétait à Mannheim. Mais sur la fin, dans les six dernières symphonies « Londoniennes », il suit l’exemple de Wolfgang, né vingt-quatre ans après lui, mort dix-huit avant lui, et qui a tout compris. Enfin, il a fixé la « forme sonate », cette construction parfaite à deux thèmes, illustrée par Beethoven et les autres.

De même, il entretient avec le piano une extraordinaire intimité, comme si l’instrument ne lui opposait aucune résistance. De là cette liberté des sonates, leur fantaisie, leur nerf et leur chaleur. Leur prodigieux esprit. Il disait : « Je suis un clavier vivant. » Tout le contraire de Beethoven, du « Grand Moghol », comme il disait, qui voulait casser son piano, qui était rogue et de mauvais poil, et sentait mauvais. D’ailleurs, Beethoven, qui fut son élève, dit de lui : « Il ne m’a rien appris. » (Forcément : Beethoven n’apprenait que de Beethoven, il y a des gens comme ça.) Et cela explique sans doute ce fait curieux : que sa musique de piano soit si bien jouée, et même par des musiciens moyens. Comme si son immédiateté, sa lumière, sa foncière salubrité avaient l’on ne sait quoi de communicatif. Les sonates de Mozart opposent parfois une résistance presque insurmontable aux pianistes les plus éminents (comme Sviatoslav Richter, par exemple) ; elles exigent un art presque retors, une sinuosité dans la sensibilité, ou plutôt un empilement d’expressions contradictoires, dont Haydn n’a pas l’emploi.
Mais le vrai malentendu vient peut-être de l’essence même de sa musique. Il n’y a pas trace de tristesse dans Haydn, ni de désespoir. Certains mouvements en ont tous les attributs : mode mineur, lenteur, longues phrases sinueuses. Mais c’est une douleur purement musicale, sans correspondant humain, sans traduction possible. Dans Haydn, la musique n’est que musicale. Le mot de Stravinsky sur la musique, censée « ne rien exprimer », s’explique ainsi : c’est le vocabulaire sentimental et psychologique par lequel on désigne le contenu de la musique, mélancolie, joie, et ainsi de suite, qui est d’un autre ordre, et n’en rend qu’un compte très approximatif. Aussi est-ce à tort qu’on accole une épithète psychologique à un substantif musical. Veut-on comprendre la singularité de la musique de Haydn ? Lisons ce vers de Montesquiou : « Les lilas lilas, les roses roses. » On ne peut rien dire d’autre. Haydn n’a rien qui ne soit haydnien. Il est au centre d’une sphère entièrement tautologique, praticien fanatisé d’une musique musicale, écrite, d’après Sollers, « par-delà le bien et le mal ». Et c’est ainsi qu’on peut comprendre le mot si drôle de Stendhal : « Haydn s’était fait une règle singulière dont je ne puis rien vous apprendre, sinon qu’il n’a jamais voulu dire en quoi elle consistait. » Jamais voulu, ou jamais pu ?

Il changeait d’humeur, comme tout le monde. Mais à l’écouter, il est difficile de la deviner. Il laissait à d’autres les épanchements, les confidences. Il est un professionnel. A-t-il fini son mouvement rapide ? il attaque le mouvement lent. Et voilà. C’est aussi simple, aussi sain que cela.
Sain. Pensons aux accords malades de Duparc ou de Debussy, aux cicatrices qui couvrent le corps beethovénien, aux douleurs cachées de Mozart. Haydn, lui, est sain, régulier, en ordre de marche. Il fait le travail pour lequel on le paie. Et on le paie bien (quoique comme un domestique, sous la livrée de velours bleu soutaché d’argent, et nourri à la table des femmes de chambre, lesquelles sont peut-être plus fréquentables que les princesses).
Homme sain dans un monde sain. Valet, peut-être, mais au service d’un aristocrate qui sait ce qu’est une sixte napolitaine (c’est devenu rare) : « Mon prince était satisfait de tous mes travaux, je recevais son approbation. » Haydn est alors protégé, comme dans une bulle stérile : « Mes fonctions de chef d’orchestre me permettaient de faire toutes les expériences, d’observer l’impression produite, d’améliorer ce qui était faible, d’ajouter, de couper, d’oser. J’étais isolé du monde, personne dans mon entourage ne pouvait me faire douter de moi, ni me tracasser. » Croyez-vous qu’il en eût profité pour se laisser aller à la routine ? Non : « Ainsi j’étais forcé de devenir original. »
Trente années d’originalité forcée : il se trouve des destins moins enviables. Haydn était bon ; c’est même un miracle qu’un homme aussi bon écrive d’aussi bonne musique. Nietzsche dit : « Pour autant que le génie puisse s’associer à la pure et simple bonté de caractère, Haydn l’a possédé. Il va exactement jusqu’à la limite que la moralité impose à l’intelligence. » Où est cette limite ? L’histoire ne le dit pas -sans doute très loin. Le savoir-faire de Haydn est confondant. Il y a un adagio de concerto pour violon qui commence par une simple gamme montante -ce qu’on fait de plus plat. Même Beethoven le culotté n’osera jamais écrire do-ré-mi-fa-sol-la-si-do ! Mais ce que Haydn met autour, ce rythme doucement pulsé, ces accords choisis, fait de cette simple gamme la plus belle mélodie du monde.
Haydn, franc-maçon, fils d’un charron harpiste, avait commencé comme choriste, à Vienne. Il a tout su, et très tôt. Il a connu la « galère », et qui était alors la vie normale : leçons données ou reçues, commandes idiotes, petits travaux sans intérêt. Haydn est courageux, confiant et droit. Son engagement, en 1761, par ce riche et puissant seigneur hongrois « propriétaire de quatre cent quatorze villages, qui se fit construire un Versailles en pleine nature, à Eszterhaza » (Rebatet), marque le début d’une période magnifique, féconde, paisible, où s’adaptaient comme tenon et mortaise sa créativité phénoménale et ses conditions de vie. Il doit fournir, pour ce château de 126 pièces, avec théâtre et opéra de 400 places, deux représentations lyriques et deux concerts par semaine. Il n’y manque pas. Sa réputation franchit les parois de la bulle. On le joue partout. Il a une femme atroce, une harpie stupide, qu’il supporte avec bonhomie. Lorsque le prince Nicolas Eszterhazy s’éteint, en 1790, l’âme toute pleine de musique, son fils Antoine lui succède, qui a la sienne pleine d’autres choses, libère Haydn de son engagement, mais lui conserve son traitement à vie. Ce prince était un seigneur.
Haydn, que toute l’Europe veut s’attacher, part pour Londres à 58ans. Son premier voyage ! C’est un imprésario violoniste qui l’appelle (les imprésarios violonistes sont devenus rares, eux aussi). Londres, au xviiie siècle, c’est Hollywood : des femmes, de l’argent, de l’épate. Haydn est choyé, reçu par des têtes aussi vides que couronnées. Mais le papier à musique vaut mieux que les lettres d’aristos (celles de sa femme, il ne les ouvre même pas. Il y a des limites à la sainteté, comme à l’intelligence). Il écrit donc des symphonies...
Il revient à Londres plus tard. Le roi lui demande de rester, mais lui veut retourner à Eszterhaza, où un nouveau prince est là, qui reconstitue l’orchestre. Mais le goût n’y est pas. Et le goût, c’est tout. Néanmoins, il honore son nouveau contrat, et compose force messes et oratorios, comme « la Création », d’après Milton, avec son ahurissant Chaos, l’explosion de la lumière, et le suave et chaste duo d’Adam et Eve. Il est riche, déjà. Les frais d’envoi de cette partition se montèrent à plus de trente livres de l’époque : de quoi nourrir quatre personnes pendant un an. Mais il est aussi malade, à vrai dire épuisé. Vienne capitule devant les Français. Napoléon, qui, selon le mot de Tailhade, était « sourd comme un vagin », mais qui entendait la politique, fait placer une garde d’honneur à l’entrée de sa maison. Cela n’empêchera pas « Vater Haydn », comme on l’appelait, de s’éteindre dans le plein printemps 1809. Le dernier quatuor ne sera jamais fini. Il manquera toujours.
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