Repensant un moment plus tard à leur discussion, Mordand se dit qu'il ne s’y était pas montré parfaitement honnête avec son interlocuteur. En évoquant la longue mémoire des arbres, ce n’était pas vraiment Colbert ordonnant de planter les chênes « qui serviraient à construire les vaisseaux du Roy dans trois siècles » qu'il avait à l’esprit. Plus simplement cherchait-il à exprimer le malaise, à lui-même inexplicable, que continuaient à lui causer les images rapprochées du cadavre et du châtaignier, dont il ne parvenait pas à se défaire.
Que pouvait-il donc y avoir d’étonnant, se demandait il, cherchant à « se raisonner », comme eut dit sa grand-mère, à ce qu'un homme assassiné dans un bois reposât sous un arbre. « Ainsi exprimée, mon angoisse est idiote… » admettait-il, sans parvenir à s’en convaincre lui-même.
À Valognes, Brix et ses amis avaient depuis longtemps abordé la question de ces inégalités entre les hommes. À la lumière, bien sûr, des écrits philosophiques qui se répandaient depuis le règne du feu roi Louis XV. On s’en inspirait ici avec d’autant plus de prudence et de réalisme que la question semblait à beaucoup un peu lointaine.
De Bessin en Cotentin, seuls les propriétaires, ou à peu près, avaient connaissance de ces textes mettant en question leurs droits ancestraux. Sans doute trouvaient-ils quelque délectation secrète dans la mauvaise conscience que leur distillaient ces discussions. Quitte parfois à en rire lorsque leur parvenait quelque libelle de Monsieur de Voltaire décrivant « les serfs, pauvres hères vivant dans des cabanes au milieu des solitudes glacées (depuis les « arpents de neige » canadiens, M. de Voltaire, hôte de Ferney il est vrai, adorait les métaphores alpines) entourées de loups dévorant leurs enfants, soumis à des religieux assimilés à des bêtes féroces ». Le grand vicaire de Cotentin n’avait pas été le dernier à s’esclaffer, et Guillaume de Teurtheville, qui ne comptait pas parmi les membres les plus libéraux de l’honorable assemblée avait eu beau jeu à commenter :
- Le sieur Arouet a bon air de dépeindre ainsi nos paysans, lui qui veille avec tant de soin aux bénéfices que lui procure la traite des nègres !
" Le développement de l'affaire tout autant que l'attitude de Lusserat depuis quelques jours, me conduisent à penser que le meurtrier ne leur est pas davantage étranger. Voyez-vous, Beulemans, dans cette affaire, nous sommes partis sur l'hypothèse d'un règlement de compte tout à fait extérieur au plan local. Hypothèse abandonnée depuis un bon moment. Abandon qui a rendu toute l'histoire incompréhensible tant que rien d'autre ne venait s'y substituer. Aujourd'hui je suis certain que l'explication de cette dramatique série de meurtres se situe dans le cadre étroit de cette campagne et de personnages se connaissant familièrement.