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Citation de Charybde2


Or, à quelque moment que l’on décide de la « grandeur » d’un poète, la cause déterminante de cette élévation est due à l’émetteur, soit en la circonstance une émettrice : la langue qui, sans répit évoluant, adopte en quelque sorte ceux qu’elle juge les plus aptes à traduire, dans leurs vers, les décisions qu’elle a été amenée à prendre pour assurer sa continuité, sa prospérité, son confort, sa gloire, son plaisir. En échange, elle leur accorde le privilège d’attacher leur nom à ses initiatives, si bien que l’histoire de la poésie, française ou autre, se présente comme une constellation de plus en plus fourmillante et dont chaque nouvel astre, engendré par l’ensemble de ceux qui le précèdent, marque une étape, certains des plus anciens n’émettant souvent plus qu’une lumière fossile et imperceptible à l’œil nu.
On pourrait ainsi regarder le bazar hétéroclite du Roman d’Alexandre, enrichi tout au long de trois siècles par divers auteurs dont on ne connaît pas beaucoup plus que le nom (sans compter ceux qui sont restés dans l’ombre), comme une image et une préfiguration du roman de la poésie française écrit par la multitude de personnages qu’elle a inventés au fur et à mesure pour en signer les péripéties.
Quelques-unes semblent pourtant correspondre à des temps morts où peut-être elle se reposait, où son activité en tout cas paraît avoir tourné à vide. Et ce fut le malheur de notre XVIIIe siècle, aussi surabondant en vers que tous les précédents, mais réputé le plus chiche en substance spécifiquement poétique. Ce propos est-il solidement fondé ?
On peut s’en assurer en consultant l’ouvrage que Jean Roudaut a publié voici près de cinquante ans et qui, sans doute à cause du discrédit dont pâtissent ces auteurs depuis deux siècles, n’a pas été réimprimé. Poètes et grammairiens au XVIIIe siècle (Gallimard, 1971) est en effet une anthologie sobrement et pertinemment commentée, et dont les deux parties se complètent, la première dégageant un des traits les plus particuliers de cette poésie en vérité « maudite ». Soit ce en quoi elle renoue avec la floraison profuse, à la Renaissance, d’une poésie (bien sûr en vers) que, plutôt que « scientifique », il conviendrait d’appeler « du savoir » ou « didactique », la notion de science s’appliquant aujourd’hui à des domaines fort éloignés de celle qui se consacre à l’étude des états divers de la matière palpable. En ce sens, les passages du Roman d’Alexandre qui rapportent la biographie de cet empereur ou qui décrivent des flores et des faunes exotiques relèvent déjà, en dépit de leur extravagance, de la science de l’histoire ou des sciences naturelles. Le poème de Lucrèce demeure à cet égard fondateur.
Mais, comme je l’ai déjà indiqué, plus la science envisagée repose sur des calculs et des expériences précis, plus le langage peine à trouver d’autre issue que celle d’une paraphrase redondante ou d’un commentaire qui en considère les résultats sous un angle philosophique où, assez rapidement, l’ombre du « poétique » projette son flottement dans la zone de ce qui ne saurait être mesuré. Ces investigations aventureuses intéressent moins les esprits scientifiques que leurs propres conjectures qui s’appuient avec précaution sur un savoir acquis et en tous points exactement mesuré.
On en tire le sentiment que la « poésie » n’a aucune espèce d’utilité dans le seul champ qui reste ouvert au déchiffrement qu’a longtemps pu opérer le langage, sinon en tant que retour critique sur elle-même. Et c’est une part de ce que les poètes du XXe siècle ont entrepris après Rimbaud et Mallarmé. Et le vers ne pouvait s’y affecter sans se transformer ou disparaître.
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