Jacques Thuillier : Poussin
A propos du livre de
Jacques THUILLIER "POUSSIN" dans la série "Grandes monographies" chez FLAMMARION,
Olivier BARROT raconte la vie du
peintreNicolas Poussin.
Voici le Bacchus et Ariane des Le Nain. Un adolescent plutôt qu’un dieu, une enfant plutôt qu’une femme, un gros chagrin plutôt que le drame de l’abandon. Les paupières ne sont plus gonflées de larmes, et l’aube rend à ce corps à demi dénudé l’innocence de l’oubli. Bacchus s’avance et ne bouge pas, comme suspendu dans l’émoi de sa découverte. Peut-on dire davantage sur le mélange de sensualité et de pudeur dont sont faites les premières amours ? Voici le Christ mort de Baugin : un grand corps puissant et pâle, à peine marqué par la douleur, à peine boursouflé par la mort, et qu’attend l’ombre du tombeau entrouvert. Peu importe qu’il s’agisse du Christ ou d’un homme quelconque : nous voici devant l’énigme cruelle et capitale du cadavre.
Jacques Thuillier, « La peinture française du XVIIe siècle et l’histoire de l’art : problèmes et méthode », 1993
Le mot de roman n'a pas grand sens. Il a jadis été proposé par un érudit qui estimait que l'arc en plein cintre rappelait l'art des Romains de l'Antiquité.
Son intention était sans doute de réhabiliter l'art du XIème siècle, face à la virtuosité de l'art du XIIIème ou du XIVème siècle.
Le terme de gothique, beaucoup plus ancien, est tout aussi inadapté.
On s'en servait au XVIIème siècle pour désigner toute l'architecture depuis la chute de Rome jusqu'aux "bons principes" retrouvés par l'Italie du XVIème siècle.

Les frères Le Nain sont les peintres des regards. « Amateurs de regards humains », écrivait Paul Jamot dans une de ses plus belles pages. On dirait que certains de leurs tableaux sont imaginés, construits autour de ces attaches presque immatérielles et qui pourtant s’emparent d’emblée de l’attention. (…)
À ce qui n’est chez d’autres qu’un détail, ils apportent tous leurs soins. On peut observer l’habileté merveilleuse de leur pinceau lorsqu’il s’agit de rendre la transparence d’une prunelle, de poser un reflet sur une pupille. Mais beaucoup de peintres, et des plus médiocres, ont eu la main non moins subtile. Leur secret est bien plutôt dans cette juste intuition des êtres, qui refuse les airs dolents ou rêveurs et les sourires de convention, qui propose les visages tendus dans un instant d’attente ou de surprise, et choisit le moment où le regard vient se poser sur autrui : insistant, mais du même coup se livrant à découvert.
On n’a pas suffisamment souligné que s’établit ainsi une nouvelle relation entre le tableau et le spectateur.
Jacques Thuillier, « Catalogue », 1978

Écrire la biographie de Poussin tient de la gageure (…) La vie glorieuse de Poussin offre tout juste deux ou trois péripéties dignes d’être retenues par l’histoire. Or l’homme devait avoir cette présence sévère devant laquelle s’évanouissent l’anecdote, le récit malicieux, la calomnie savoureuse. Beaucoup de gens le connurent qui avaient bon bec et bonne plume : la plupart se sont tus, et ne nous ont rien transmis qui vienne suppléer à cette absence d’événements, sinon quelques traits confiés par lui-même à ses intimes, et de peu de relief.
Mais n’est-ce pas justement une raison pour écrire sur Poussin ? Les passions mouvementées, les randonnées lointaines, les conduites héroïques donnent à une biographie l’attrait du roman (…) mais il est plus rare, et somme toute plus important (on l’apprend avec l’âge), de vivre intensément un simple instant du monde que de se livrer passivement aux caprices orageux de la fortune. La leçon essentielle d’une existence est peut-être moins dans le pittoresque de ses péripéties que dans la richesse de ses choix. Et c’est ici qu’apparaît le privilège de l’artiste.
« Vie de Nicolas Poussin », 1988
Michel Ange affirme d'abord une totale maîtrise du nu masculin dans une suite
d'oeuvres de plus en plus puissantes : le combat des centaures vers 1492,
le Bacchus vers 1496, le David de plus de 4 mètres vers 1501 et il prouve sa science du drapé à l'antique avec la Pietà du Vatican et la vierge à l'enfant de Bruges.

Je ne sais pas très bien depuis combien de temps je me suis intéressé aux œuvres d’art : il me semble que, grâce à mes parents, j’ai appris à distinguer une porte gothique d’avec une porte romane dans le moment même où je commençais à déchiffrer mon alphabet. Mais j’estime que je ne suis réellement devenu historien d’art que le jour, passablement tardif, où j’ai lu, dans une étude d’André Chastel sur les problèmes de l’histoire de l’art contemporaine et l’incertitude de ses méthodes, cette phrase : « L’Histoire de l’art est placée (aujourd’hui) devant le fait gênant, mais irrécusable, qu’elle est largement responsable de son objet. »
[Ces mots] ne pouvaient que frapper ceux de ma génération.
La génération dont je parle était arrivée à l’âge de raison pendant la guerre. Jour après jour, la radio annonçait : Nuremberg est en flammes, le vieux Dresde est rasé, les Mantegna des Eremitani sont réduits en poussière, Caen, ses hôtels et ses églises ne sont plus qu’un tas de ruines. J’ai moi-même, après une nuit blanche au fond d’un abri, vu s’effondrer dans le petit matin, murs après murs, à mesure qu’éclataient les bombes à retardement, une de nos cathédrales – celle même que Rodin disait l’échafaudage du ciel.
Jacques Thuillier, « Leçon inaugurale au Collège de France », vendredi 13 Janvier 1978
Rembrandt a entretenu dans les pays du Nord un courant réaliste avec son rejet
de la beauté, son goût pour le clair-obscur ou la lumière artificielle, dont on retrouve très longuement la trace, et cela, dans le temps où la peinture française et italienne peu touchée par ses oeuvres, s'engageait vers d'autres choix
Palais, châteaux, églises, immeubles doivent dorénavant être réparés ou remplacés, la pluie ronge monuments et statues, les ateliers des artistes sont dispersés à tout venant. Seule la renommée peut protéger et sauver. Or cette renommée dépend du jugement. Et le jugement dépend en grande part des catégories.
L’un des traits qu’il importe de relever pour comprendre Poussin, c’est que sa vocation ne surgit pas des beaux exemples d’un art en pleine floraison, mais dans une période malheureuse entre toutes. Un pays couvert de ruines par les guerres de religion, une économie brisée, des esprits hantés par les horreurs sans nombre, meurtres, viols, incendies, famines : telle apparaît la Normandie au temps où naît Poussin. [...] Mais si les épreuves ont trempé les esprits, elles ont aussi ruiné les arts.
Plusieurs travaux démontrent que les frontières entre ces deux catégories (académique et avant-gardiste) n’ont jamais été délimitées d’une façon absolument nette ; au contraire, les limites sont souvent floues dans la pratique des artistes, malgré le fait que le discours sur l’art converge fréquemment vers la radicalisation.