Début janvier, Lili (@lili_desbellons sur instagram) s’est lancée un petit défi perso : tous les premiers du mois, elle tire une carte de son oracle des sorcières de la littérature et l’autrice ainsi révélée devient sa sorcière littéraire du mois – dont elle lit un ouvrage. J’ai tenté sa sorcière de mai, la poétesse colombienne Alejandra Pizarnik, et j’ai été enthousiasmée (j’essayerai un de ces quatre de vous faire un retour pas trop moche, mais en attendant vous pouvez découvrir le lumineux avis de Lili par ici). J’ai donc eu envie de retenter l’aventure ce mois-ci, sous le signe de Jamaica Kincaid, une autrice américaine originaire des Caraïbes, de l’île d’Antigua. J’ai choisi de lire son roman Lucy – qui semblait, d’après ce que j’ai pu en lire sur le net, suivre dans les grandes lignes la biographie de l’autrice.
Lucy fut une lecture marquante. Au début du roman, on découvre cette jeune fille qui vient d’arriver au pair aux États-Unis, dans une famille huppée. Lucy se raconte, à la première personne du singulier. Son nouveau quotidien, ses souvenirs.
Dès les premières pages, j’ai été captivée par la voix de Jamaica Kincaid.
« Le matin, le matin de mon premier jour, le matin qui suivit ma première nuit, était un matin ensoleillé. Ce n’était pas le genre de soleil auquel j’étais habituée, d’un jaune lumineux qui fait tout s’incurver sur les bords, comme de peur, mais un soleil jaune pâle, comme s’il s’était affaibli à force de trop vouloir briller ; mais il y avait quand même du soleil, et c’était bon, et ainsi je regrettais moins mon chez-moi. Alors, en voyant le soleil, je me suis levée et j’ai mis une robe, une robe colorée en madras – le style de robe que j’aurai mise, chez moi, avant de passer une journée à la campagne. Erreur complète. Le soleil brillait, mais l’air était froid. On était à la mi-janvier, tout de même. Mais je ne savais pas que le soleil pouvait briller et l’air rester froid ; personne ne me l’avait dit. Quelle drôle d’impression ! Comment l’expliquer ? « Le soleil brille, l’air est chaud » : c’était une chose que j’avais toujours sue – comme je savais que ma peau était du brun d’une noix frottée longtemps avec un linge doux, ou comme je savais mon nom – quelque chose qui allait de soi. »
Vous voyez ce que je veux dire ? La plume est enveloppante, une musique, un rythme – un peu sirène, Jamaica ? Oui, mais c’est pour mieux ensuite nous croquer un mollet.
Il y avait une Lucy au chemin tracé, comme un écho de sa mère, de sa famille et de l’histoire de son île. Mais la Lucy que l’on découvre dans ces lignes veut exister, elle veut plus que son ombre. Alors elle taille, la route et une brèche dans la toile de vie qu’on lui réservait. A la force de son caractère, de sa colère et de son désespoir, de sa plume aussi, plus tard, elle invente son envol.
Au départ elle pense purement et simplement trancher ses racines. Mais tout la ramène sans cesse à ce qu’elle veut quitter. Elle avait des rêves. Le mal du pays change la donne. On sent que l’éloignement fait naître chez elle une conscience de plus en plus aiguë – de la condition des femmes ; du système social qui a permis l’esclavage. Il y a de nombreuses blessures, à vif, qui ne guériront pas : le colonialisme, une relation d’amour-haine avec sa mère, tout cela mixé avec la religion, qui semble avoir été un filtre omniprésent ayant modifié les couleurs de toute son existence. Elle est une dedans et une autre dehors, et dans cette sorte de désincarnation, elle observe sa nouvelle vie aux États-Unis, ainsi que les gens, avec un détachement et une vision claire, édifiante. Le fossé est tellement un gouffre, dans lequel elle n’est pas tombée, mais c’est pourtant comme s’il l’avait digérée. Celle de l’intérieur est incapable d’aucun compromis et a peur d’aimer quelque chose ou quelqu’un à nouveau, car elle ne veut pas ou plus souffrir. Mais elle s’attache. A la mère de sa famille, d’abord, à une des petites. Son univers est en expansion, ses blessures en train de cristalliser aussi. Elle s’accroche, elle s’émancipe, elle invente son chemin.
Il est souvent difficile de s’attacher à Lucy, dans ce court roman. C’est comme si l’autrice l’avait écrit pour elle-même s’observer à distance et peut-être, tenter de repérer les moments-clés et examiner les pivots de son existence. On est d’accord qu’il fallait bien un certain anesthésiant, pour creuser de sa plume dans des chairs et des souvenirs encore à vif… J’ai lu le livre quasi d’une traite. Et je l’ai recommencé une fois terminé.
Et donc : quelle découverte ! Pourquoi n’avais-je encore jamais entendu parler de Jamaica Kincaid ? J’ai eu l’impression que dans ce texte, elle rodait ses crocs – c’est son deuxième roman édité. Je lirai donc les suivants : Autobiographie de ma mère (c’est celui qu’a choisi de lire Lili, et je viendrai ici vous ajouter le lien vers sa chronique dès que je l’aurais lue !), Mon frère et Mr Potter (c’est son père. Le vrai, et celui de Lucy aussi. Petit extrait de Lucy, à ce sujet : « Le nom, Potter, devait venir de l’Anglais qui possédait mes ancêtres quand ils étaient esclaves ; personne ne le savait vraiment, et je ne pouvais leur en vouloir de ne pas avoir envie de faire des recherches » …)
Lien :
https://lettresdirlandeetdai..