James SACRÉ Surpris par la Poésie (France Culture, 2003)
Lémission « Surpris par la Poésie », par Frank Smith, enregistrée dans la Petite Salle du Centre Georges Pompidou, diffusée le 23 mai 2003 sur France Culture. Invités : François Boddaert et Bruno Di Rosa.
À force de n'être plus que des épines
Et de minuscules feuilles sur des branches très tendues,
A mesure qu'on descend plus au sud
Plus au sud encore, il n'y aura plus d'arbre:
Tout un vocabulaire manquera pour la venue d'un poème
Écrire ne sera plus que sable ou caillasse,
Du silence dans le désert:
Un désir d'arbres dans les mots.
UN DERNIER POÈME QUI RESTAIT
Là où sont des étoffes c’est que des gens sont vivants :
Carrés de torchons petite culotte ou T-shirt qui sèchent
Sur un fil qui traverse la rue pas large, on devine
Le manque d’espace (et peu d’argent) pour rien installer
dans la maison, la table de la pièce à manger pour tout
repasser, va jouer dehors dit la mère,
Comme de précipiter dans la rue
Les deux trois couleurs de chiffons qu’est l’enfant.
Dehors
Ces couleurs de tissus vivants
Du pavé jusqu’au ciel d’entre les toits.
L’enfant sali regarde
L’intimité de chez lui qui sèche et parfume le temps.
Si j’étais celui qui prend les photos
Dans mon sentiment pour un objet, un paysage
Il faudrait que j’apprenne, je le sens bien
À ne plus voir, à ne plus vouloir me saisir de rien
Mais faire comme si dans l’instant j’inventais
Des formes et des couleurs, et que pourtant
Le tissu du rideau qui bouge
Contre une ferronnerie d’un salon de thé, à Taroudant
Soit quand même ce rideau
Sur la photo que je viens de prendre.
Se rapprocher des photos
Poésie : quelque chose entre le cœur et le monde, entre le cœur et les mots.

...
À cause de ce qu'on aime, ou pas ― Le désir d'écrire
On sait qu'on va continuer d'écrire et des éléments pour un prochain livre sont déjà là, disponibles, pour donner forme à ce désir d'écrire. Plutôt matière que forme. Il y a cette guenille de mots, bouchonnée salie de mensonges et d'effarante maladresse, des cahiers et carnets qui ne savaient ou n'osaient pas dire, des essais de poèmes partagés sans vergogne avec des camarades, parfois un professeur, cahiers et carnets qui disent pourtant, qui surtout disent l'indigence et la misère d'un rapport au monde, aux autres, à soi-même.
Il y a ce qui avive cette misère : des visages, quelques livres, des arbres et beaucoup d'objets du monde qu'on n'a pas su aimer. On n'a pas su les accueillir ou les accompagner dans la vérité d'un désir ouvert et généreux.
Tout est là : cette guenille comme un vêtement souillé.
Et ce qui brille encore dans la vie du monde continué.
*
Un jour le désir d'écrire se trouve pris dans cet engrenage de misère et de merveilles. Le désir d'écrire sait-on vraiment ce que cela veut dire ? Écrire comment, sinon comme cela vient quand on commence ? Et pour aboutir à quoi ? on ne le sait jamais à l'avance. Entre penser dans le malaise à ma guenille et recevoir en mes sens et ma rêverie ce qu'on pourrait nommer la beauté du monde il faudrait quelque impulsion pour orienter ce désir d'écrire. Quelque chose comme un titre par exemple, un titre provisoire évidemment et même si à la fin du livre je le retiens je l'aurai ressenti comme provisoire jusqu'à ce moment-là. En attendant écrire aligne des mots. On ne sait pas si le désir y trouve de quoi s'apaiser ou de quoi durer dans plus ou moins de bonheur ou de frustration.
*
Je voudrais, regardant ces objets qui m'entourent / M'en aller comme Robert Marteau faisait / En sa forêt de Chizé ou pas loin / De quelques peupliers parisiens, s'en allait surtout / En ses quatorze vers quotidiens ...
M'en tenir à ce que sont ces objets / Touchant mes sens incertains, entendre / Ou ne pas entendre avec eux, dans les mots qu'ils me donnent / Une musique qui serait celle du monde.
*
L'idée qui m'est venue (en fait un désir plutôt qu'une idée) de mettre ensemble de petits textes à propos d'une guenille qui m'encombre et des poèmes tirant leur matière d'objets qui font agréablement vivre : je ne sais pas très bien en quel livre cela pourrait emmener.
Une poterie, un tissage, un panier comportant un dessin dans son tressage, n'ont rien à voir avec de premiers poèmes qui ne sont que de brouillons essais d'écriture, avec des cahiers et carnets qui n'ont jamais su être un journal, leur non-écriture engluée dans la mouscaille des propos tenus, dans une misère inquiète de mal savoir dire des sentiments ... des pages de rien autour d'un misérable « je » qui n'ose pas (qui ne veut pas ?) reconnaître ce qu'il y a de mensonge dans son désir de vérité, et dans celui de vivre aussi bien.
À côté les objets semblent dire leur tranquille solidité, leur beauté ou leur utilité ; et même cassés, déchirés (ce peu de dentelle par exemple pris en quelques brins d'épine ramené d'un village marocain) leurs tessons et débris sont encore du vrai et de la beauté.
*
D'aller fouiller dans ma guenille, à la fois / C'est plaisir d'entendre en mon présent / Comme un bruit du temps passé, en même temps / Malaise d'avoir pas su dire : rien d'écrit / Dans ma guenille il y a / Le mensonge et la vérité d'un désir / Une affaire impossible, de la difficulté / Avec le verbe aimer ...
Dans un poème il n'y a plus / ni mensonges ni vérités, que des formes d'un langage / Données par un vécu compliqué, écrire / C'est comme laver des guenilles.
*
Le seul désir d'aimer dit ton poème, / Alors que tu sais et ne sais pas / Ce qu'il y a d'autre / Dans le mot désir.
― inédit
Tous les arbres couleurs
Tous les arbres couleurs les érables surtout
un jour d’automne pourtant gris
que dedans c’est comme on pourrait pleurer
parce que la solitude et rien
ça fait quand même ces feuillages
des sortes de verreries comme à la fois simples
et curieusement compliquées
on les aurait disposées
dans les buissons sur le pré dehors
dedans c’est comme on pourrait sourire
la solitude en couleurs quand même rien.
Tissus mis par terre et dans le vent, 2010.
Le monde là-devant
Poème oublié sur le fil, le vent l’a déchiré
Longtemps.
p.64
A cause d'une peinture on est,
Autant que dans l'horizon où les yeux te portent,
Avec des couleurs de terre et de pierre :
La main touche au temps.
Le paysage construit
Des formes d'en allées ou de présence humaines
tissus grands gestes, ou si les corps sont nus ?
Quelque chose d'organique avive les couleurs.
Mais s'ils se montrent nus, les corps,
Autant que la pierre ou des pentes cultivées,
Sont un secret continué.
(p.34)
FIGURE 42.
Extrait 2
Dans le prolongement de l’automne en ce pays de la Nouvelle-Angleterre
la couleur étonnamment rouge des feuillages
ça ressemble d’une façon à la fois emportée et mesurément satisfaisante
le plaisir d’aujourd’hui avec
des visages qu’on a aimés les joues le cœur en désordre à travers les buissons
où je me souviens mal quelle invention d’enfant que ça consistait à jouer à la
vache et au taureau
avec des fruits d’églantier
un peu au loin on voit les tuiles du village
la campagne autour c’était plus modérément coloré en automne
mais justement dedans
ces quelques détails vifs ça préparait le plaisir à maintenant connaître
la splendeur à la fois tendre et obscène dans le rouge comme un cœur
de ces arbres américains.

Dans un grand bleu d’enfance (mon père m’emmène vers des prés loin) l’herbe haute et des peupliers sont, plutôt qu’un paysage bien dessiné, de l’espace où la lumière se mêle à la sensation qu’on a d’une rivière proche.
Après qu’un travail de remise en état d’une clôture est fait, il faut voir si l’irrigation du pré est bonne.
Ce qui rend léger et grand l’air de cette campagne d’enfance est-ce que c’est pas un très sensible rapport de la couleur à la fraîcheur courante de l’eau ?
*
Avant qu’un regard l’organise en des prés et des feuillages précis le paysage est parfois que des couleurs. Je m’en souviens : ce qui faisait le bleu du ciel versait quelque chose de proche (comme un sourire) dans l’épaisseur des buissons. Mais courir vers la couleur comme ça tombée derrière les arbres, c’était plutôt s’empêtrer dans les herbes grandes :
tout chavirait, le sourire s’amenuisait en silence. Quel silence !
*
Un vrai paysage (quelqu’un l’aime et s’étonne dedans) devient la couleur d’une toile qui pense à des érables rouges par exemple, dans la finesse accrue de l’automne. Dans un poème : la coulée d’une phrase s’étend sur la page ; à un moment une tournure imprévue brille puis s’en va : c’est évidemment pas facile d’affirmer qu’un feuillage a bougé.
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L’impression que peindre ça doit faire autant de bien que pisser contre un mur (bel après-midi plein de soleil) le crépi prend des couleurs qui lui viennent autant du geste qu’on a que du coin de paysage dans lequel on est (avec ses nuages qui avancent et l’ombre de la grande herbe). Tout sèche très vite (il y a le vent, et personne peut pisser très longtemps) mais les quelques traces de couleurs finissent par faire une forme.
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On est dans la couleur comme avec un visage. Un visage qui brille à cause du verbe aimer. C’est difficile de bien comprendre comment le verbe aimer paraît dans la couleur. On dirait que c’est toujours comme à côté de ce qu’on regarde (comme un silence, l’idée d’un sourire dans les aubépines, d’un sous-vêtement qui sèche entre un pré et le bleu du ciel). La couleur fait qu’on a le cœur et les yeux qui bougent. Comme un désir. La couleur vient aux joues.
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Est-ce que c’est vrai que d’aimer quelqu’un bouscule d’un coup tout le paysage ? Un village s’en va (ses toits rouges, le dessin minutieux de ses pruniers) au fond d’un grand bleu chaviré dans les prés ; bientôt c’est plus qu’un bouquet dans la dorne du ciel nouée à la campagne : où est-ce qu’on va tomber, dans quel panier de linges et d’organes qui sentent bon ? On est dans la couleur.
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Couleurs d’amoureux carte postale en rose et bleu, c’est vrai la niaiserie du premier communiant elle est jamais bien loin grand Jésus ! Heureusement que ta robe a de beaux plis comme du beau temps sur la campagne, tout juste si on voit quelque chose d’un peu broussaillé à des endroits (comme un cœur, avec du poil dans son rouge) ; à l’écart du noir et blanc trop intelligent.
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Le toit descend d’une coulée, mais pas trop régulière, jusqu’à joindre le bord du jardin. En cet endroit de son extrémité un mince désordre de couleurs mêle des verts et le brun du terreau à la pierre ensoleillée d’un mur très bas. Tout le reste du champ de vision est occupé par le large pan de rouge que module, sans qu’on la voie, les accidents d’une charpente rustique. La couleur suggère à cause de ses variations (rouilles éteintes dans l’ombre, et des brillances) les points forts et les affaissements de la structure sous-jacente. On pourrait presque dire que ce rouge est dessiné mais ses pigments et quelques cassures de tuiles le perdent dans la lumière du jour. L’ensemble s’affirme pourtant comme un rouge entier à la fois tenu et souple entre un tassement de la charpente et la fraîcheur aérée du temps qu’il la touche. Et malgré le désir qu’on peut avoir de ne plus penser à rien tandis qu’on la regarde, cette couleur prend la forme d’une joue attentive. Tout en haut une étroite lanière de bleu (qui fouette un feuillage de grand arbre) ajoute un remous.
Puis l’air fraîchit et la couleur va se défaire dans le soir qui vient.
*
La difficulté c’est de situer précisément la présence du bleu dans l’ensemble des verts qui font le paysage. S’il peut donner par endroits la sensation d’un sourire difficile c’est qu’en même temps le silence use la matière de sa couleur. Est-ce qu’il reparaît plus vif à travers l’épaisseur des buissons, à cause du tourment d’un regard, ou parce que voilà des mots qui le racontent mal ?
À force d’être dans le pré l’idée vient d’une peinture : sa forme serait l’exaltation du vert dans la nappe du bleu en même temps qu’on le voit s’y perdre. On s’acharnerait peut-être moins à recouvrir la toile de la lumière et des ombres du pré qu’à seulement la toucher avec la matière et les fragilités d’une couleur. N’importe laquelle. Pourtant est-ce qu’on n’aimerait pas pouvoir y joindre aussi ce qui ressemble au fond du ciel ?