Visages noyés de
Janet Frame
Je retrouvai l’exaltation teintée de mélancolie et d’inquiétude que j’avais ressentie jadis, quand j’avais dix ans, en pénétrant pour la première fois dans la bibliothèque de ma ville natale. Cette bibliothèque portait le nom impressionnant d’institut des Lettres et des Sciences et l’on ne pouvait y entrer sans passer devant la reconstitution monumentale d’un oiseau préhistorique à l’air féroce qui se trouvait au bas de l’escalier, et devant une bibliothécaire à la voix acerbe qui trônait derrière un guichet. Elle distribuait des cartes, des reçus et des livres tout en surveillant du coin de l’œil la salle de lecture voisine où étaient assis des vieillards, pétrifiés apparemment par des pancartes qui recommandaient le silence… Il me semblait que les livres devaient être des trésors merveilleux puisqu’on ne pouvait les obtenir qu’après avoir surmonté tant d’épreuves. Je croyais qu’ils étaient réservés aux personnes assez courageuses pour ne pas se laisser intimider par la taille gigantesque et les yeux de verre d’un oiseau empaillé. Ces pancartes, qui suppliaient de se taire là où personne n’aurait songé à parler, m’avaient donné à penser que la pièce recelait des présences mystérieuses et dangereuses, apparentées étrangement à la mort et à la reconstitution délicate de l’oiseau préhistorique. Je me disais que, dans les livres, les caractères d’imprimerie devaient être semblables à de petits animaux empaillés et qu’on leur avait attribué une signification pour les faire tenir debout, comme on met une armature de fil de fer dans la carcasse des bêtes naturalisées, et qu’on les avait enfin ressuscités pour former des mots et leur donner une allure impressionnante… Ainsi, c’était pour se protéger que la bibliothécaire se cachait derrière un guichet et suspendait des pancartes sur les murs : elle était obligée de faire l’impossible pour dompter des êtres bien plus effrayants que les timides abonnés qui se promenaient sur la pointe des pieds devant les rayonnages.
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