Javier Marias parle de son livre 'Comme les amours' au festival Passa Porta en 2012.
Il n'y a de pire ennemi que celui qui est aussi un ami.
Son père qui ne s’était pas fait remarquer pendant la Guerre civile et qui, en principe, n’était pas poursuivi par les franquistes (même si, dans les années trente ou quarante, et jusque dans les années cinquante, n’importe qui pouvait être inquiété du jour au lendemain, il suffisait d’une inimitié entre voisins, d’un mépris bien enraciné, d’un préjudice porté à un vainqueur ou d’une dénonciation bidon, les gens s’efforçant de se faire bien voir des autorités)......
La justice ça n’existe pas. Ou à titre d’exception, de rares leçons par-ci par-là pour sauver les apparences, et juste dans le cas de crimes individuels. Et malheur à ceux à qui elle s’en prend. Toutefois, dans le cas de crimes collectifs ou nationaux, non, elle n’existe pas, ni ne prétend même exister. La justice est terrorisée par la magnitude des crimes, elle est dépassée par leur surabondance, inhibée par leur quantité. Ainsi paralysée, ainsi effrayée, il est illusoire d’avoir recours à elle après une dictature ou après une guerre, y compris après un simple lynchage dans un bled pourri, vu le nombre de ceux qui sont impliqués.
La panique attire malheur et catastrophes. Parfois nous faisons en sorte qu’advienne ce que nous redoutons le plus, car la seule façon de nous libérer de l’angoisse est de savoir le mal derrière nous. De savoir qu’il appartient au passé, et non à l’avenir, qu’il ne relève plus du domaine du possible.
Pour peu que nous soyons des inconditionnels d’un amour, d’un ami ou d’un maître, nous avons tendance à accueillir tous ceux qui gravitent autour d’eux, à plus forte raison ceux qui leur sont essentiels : leurs idiots de fils, leurs épouses exigeantes ou fielleuses, leurs époux pénibles, voire tyranniques, leurs amitiés louches ou déplaisantes, leurs collègues sans scrupule dont ils dépendent, ceux chez qui nous ne voyons rien de bon et auxquels nous ne trouvons aucune qualité, qui nous amènent à nous demander d’où provient l’estime que leur vouent ces êtres dont nous désirons tant nous assurer l’approbation : quel passé les rapproche, quelle souffrance ils partagent, quel vécu, quelles connaissances secrètes ou quel sujet de honte ils ont en commun.
Au cas où il est absolument impossible de connaître la vérité, je suppose que nous avons alors la liberté de décider de ce qu’elle est.
J’avais entendu pendant mes cours citer l’un ou l’autre de ces noms, mais j’en ignorais la plupart. Je restai admiratif de ses connaissances, il avait tout d’un dictionnaire des noms propres ambulant, même s’il me vint à l’esprit qu’il pouvait s’agir de personnages de sa propre invention : face à l’ignorance, on invente parfois.
En ces années-là, il n’y a pas de femme consciente de sa beauté qui n’ait fini au lit avec Kennedy. Ou dans une piscine, ou sur un bateau ou dans un ascenseur, qu’importe. Si on les croyait toutes, il n’aurait guère eu le temps de gouverner. Ni même de se rendre à Dallas, et il serait encore des nôtres.
- Tu es un imbécile, me dit Clare Bayes. Heureusement que tu n'es pas mon mari. Tu es un imbécile à l'esprit de détective, et avec ce genre d'imbécile on ne peut pas être mariée. C'est pour ça que tu ne te marieras jamais. Un imbécile détective est un imbécile intelligent, un imbécile logique, les pires, parce que la logique des hommes, au lieu de compenser leur imbécilité, la double et la triple et la rend agressive. [...].

.......nombreuses sont celles qu’on laisse derrière soi en prenant de l’âge. Hélas, ce qui est fait est fait, et on ne saurait revenir en arrière, quand nous nous rendons enfin compte de notre stupidité. Le film est tourné, monté, les acteurs ont été renvoyés, l’équipe aussi, et il n’y a plus moyen de rajouter des plans ni de modifier le scénario ni de changer la fin, il est comme il est et restera ainsi pour toujours. Trop de vies reposent sur la tromperie ou sur l’erreur, tel est le cas de la plupart d’entre elles depuis que le monde est monde, pour quelle raison allais-je y échapper, pour quelle raison n’en serait-il pas ainsi de la mienne ? Cette pensée me réconforte parfois, elle m’aide à me convaincre que je ne suis pas le seul dans ce cas mais, au contraire, un de plus sur la liste interminable de ceux qui essayèrent d’être justes et droits et de tenir leurs promesses, de ceux qui eurent à cœur de dire ces mots que l’on perçoit de plus en plus comme une stupidité d’une autre époque : "Regardez, je tiens parole…"