Le fils soulève la couverture et la mère se blottit contre lui. Longtemps, ils écoutent la maison siffler et craquer comme un vieux rafiot malmené par la tempête, le vent porter jusqu’à eux le cri de chouettes effraies qui ululent dans le creux d’un arbre mort, avec leurs faces blanches et mystérieuses. Mais, rassuré par la présence et la chaleur du corps de la mère, rien ne peut plus atteindre l’enfant, et tous finissent par retomber jusqu’au matin dans un sommeil tranquille.
(page 99)
L'horizon est lourd de brume, la montagne alentour détrempée par l'humidité de la nuit. Les pierres sont noires, luisantes, elles affleurent à la surface comme la carapace de quelque bête enfouie dans un profond sommeil, ou comme si la montagne tout entière n'était elle-même qu'une immense créature assoupie, sur le dos de laquelle l'enfant cheminerait.
La crête brune des arbres se perd dans le brouillard et tout semble feutré : le pépiement des merles dans les bosquets lugubres, la lueur du jour, monotone sous la gaze occultant le ciel.
Ils ont modelé les porcs selon leur bon vouloir, ils ont usiné des bêtes débiles, à la croissance extraordinaire, aux carcasses monstrueuses, ne produisant presque plus de graisse mais du muscle. Ils ont fabriqué des êtres énormes et fragiles à la fois, et qui n'ont même pas de vie sinon les cent-quatre-vingt-deux jours passés à végéter dans la pénombre de la porcherie, un cœur et des poumons dans le seul but de battre et d'oxygéner leur sang afin de produire toujours plus de viande maigre propre à la consommation.
Dans le secret de souches pourrissantes, des nymphes préparent leur transformation ; partout se lève l’armée des êtres minuscules – foules grouillantes, rampantes, industrieuses – affairés à cette mystérieuse entreprise qui les accapare jour et nuit.
Propulsée aux branches des arbres, la sève fait éclore par myriades les bourgeons dont les écailles chutent, infimes, silencieuses, révèlent la chair glauque des feuilles qui se déploient et constellent les ramures d’un vert intense.
Le soleil décline, baigne la prairie d'une lumière biaisée qui les aveugle, hivernale encore. Le fils lâche la main de la mère et court vers la lisière du bois où le tronc crevassé des pins tout éclaboussé d'or exsude un parfum de résine. Ils marchent dans l'ombre éparse des arbres, sur une couche d'aiguilles rousses qui craque sous leurs pas. Le fils se baisse pour ramasser des cônes de mélèzes qu'il examine et, après une minudeuse sélection, fourre dans ses poches ou lance devant lui.
Il y a des choses qu’un homme, s’il veut rester un homme, ne peut accepter et il appartient à chacun de définir où se situe son honneur, laquelle de ces choses lui est acceptable et laquelle ne l’est pas, où se situe en somme la limite infranchissable de sa dignité.
Il voudrait partager un peu de sa joie et emprunte à la tendresse qu’il témoigne d’ordinaire à la mère, la transpose à l’égard du père, avec la prescience de cet empêchement, de cette gêne qui président de tout temps aux manifestations des sentiments entre les hommes, entre les pères et leurs fils.
(pages 110-111)
Il ne garde pas de souvenir précis du départ du père. Il n’a conservé de la vie auprès de lui qu’une suite d’impressions morcelées, peut-être fictives et en partie façonnées par les photographies enfouies dans la commode. Il est en revanche plein, comme pétri d’une présence physique de la mère, de son ubiquité, tant elle apparaît et colore, à chaque instant, chaque recoin de l’inextricable maillage qui déjà compose sa mémoire.
(page 72)
La mère lève le regard vers lui, dans le rétroviseur. Il ressent dans son demi-sommeil le baume familier de ses yeux bruns posés sur lui.
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