10.05.18 - INTEGRALE - J-C. Petitfils, V. Girod, F. Vitoux, F. Taillandier et J. Weber...
Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.
(Molière, L'Avare, III, 1, 1668)
p. 164
La première caractéristique de la pudeur est donc d’être naturelle, du moins dans sa conception la plus large ; une honte anticipée, la prise de conscience d’une faiblesse ou d’un interdit qui nous retient d’accomplir une action. (…) Selon les époques et les lieux, on a craint de montrer certaines vertus, certains sentiments (surtout les larmes).
Puisque le regard est asexué, l'artiste pourra regarder son modèle sans concupiscence et celui-ci pourra poser sans pudeur. Dogme irrécusable qui entraîne des situations parfois bouffonnes. Ainsi lorsqu'une jeune femme posant dans le plus simple appareil devant les étudiants de l'Académie se voile tout à coup avec un cri effarouché... parce qu'elle a aperçu un couvreur qui, du toit d'en face, assistait à la séance. Ou lorsque les modèles, durant la pause qui leur permet de détendre leurs muscles entre deux poses, s'empressent de passer un jupon. L'art est un autre monde régit par d'autres lois ; mais lorsque l'on rejoint le monde « réel », on retrouve une pudeur d'autant plus sévère.
Vu ou regardé, aperçu ou exhibé, le nu change radicalement de valeur.
Toutes les époques, tous les pays ont ressenti le besoin d'un équilibre entre pudeur et apudeur, et le terrain que l'une perdait d'un côté était immédiatement repris de l'autre. Notre époque ne fait pas exception.
La pudeur du sentiment s'est développée au fur et à mesure que s'affaiblissait la pudeur sexuelle ; nous avons perdu l'apudeur scatologique en retrouvant une certaine apudeur de la nudité, l'impudeur artistique s'accompagne d'une chasse plus sévère de l'impudeur dans la vie courante (...)
En France, les feuilles de vigne apparurent un beau matin à Marly, sous l'influence de Maria Leszczynska, conseillée par son confesseur, pour voiler la virilité des héros. Anatole France se plaît à nouveau à en attribuer l'idée à son « Monsieur Nicomède », président de la Compagnie de la pudeur : « Nous avons mis six cents feuilles de vigue ou de figuier aux status des jardins du Roi », se vante-t-il à Jérôme Coignard.
La pudeur reste un produit de la civilisation, où il convient de s’avancer masqué pour obtenir ce que l’on feint de mépriser. L’expérience apprend vite que l’on obtient plus facilement les faveurs d’une femme en faisant mine de ne pas les désirer. Encore faut-il que les paroles ne soient pas démenties par les gestes involontaires.
L'amitié ne peut être à sens unique, même quand on a deux fois l'âge de son compagnon.
Pour décourager le lecteur scrupuleux de lire consciencieusement, la première page à la dernière, un livre qui invite plus volontiers à la flânerie littéraire, j'ai conçu celui-ci comme un jeu de piste, truffant les articles d'allusions littéraires qui inciteront, je l'espère, à feuilleter ces pages au hasard des découvertes. Trop souvent, les dictionnaires ressemblent à des cimetières, à des alignements de noms et de dates. J'aurai au moins essayé de fleurir mes tombes (au pis, de cracher sur elles), et mon attente sera comblée si l'on vient y griveler un bouquet.
(p. 12)
La peur du mot n'est qu'une question de mode. Les mots grossiers s'usent et se renouvellent. Quand en 1946 Sartre publia "La Putain respectueuse", nombre de théâtres scrupuleux affichèrent prudemment "La P... respectueuse". Et la mode s'empara du terme « respectueuse » pour désigner le métier que l'on ne pouvait citer qu'en abrégé. Ce qui devait arriver arriva : un théâtre tout aussi scrupuleux afficha un jour "La Putain r...".