
LETTRES ÉCRITES D'ÉGYPTE ET DE NUBIE EN 1828 ET 1829 - PREMIÈRE LETTRE
Alexandrie, du 18 au 29 août 1828.
Ma lettre d'Agrigente contenait mon journal depuis le 31 juillet, jour de notre départ de Toulon sur la corvette du roi l'Églé, commandée par M. Cosmao-Dumanoir, capitaine de frégate, jusqu'au 7 août que nous avons quitté la côte de Sicile après une station de vingt-quatre heures, et sans avoir pu obtenir la pratique du port, vu que, d'après les informations parvenues de bonne source aux autorités siciliennes, nous étions tous en proie à la grande peste qui ravage Marseille, à ce qu'on dit en Italie. J'ai vainement parlementé avec des officiers envoyés par le gouverneur de Girgenti, et qui ne me parlaient qu'en tremblant, à trente pas de distance ; nous avons été déclarés bien et dûment pestiférés, et il nous a fallu renoncer à descendre à terre, au milieu des temples grecs les mieux conservés de toute la Sicile. Nous remîmes donc tristement à la voile, courant sur Malte, que nous doublâmes le lendemain 8 août au matin, en passant à une portée de canon des îles Gozzo et Cumino, et de Cité-La-Valette, que nous avons parfaitement vue dans ses détails extérieurs.
C'est après avoir reconnu successivement le plateau de la Cyrénaïque et le cap Rasat, et avoir longé de temps à autre la côte blanche et basse de l'Afrique, sans être trop incommodés par la chaleur, que nous aperçûmes enfin, le 18 au matin, l'emplacement de la vieille Taposiris, nommée aujourd'hui la Tour des Arabes. Nous approchions ainsi du terme de notre navigation, et nos lunettes nous révélaient déjà la colonne de Pompée, toute l'étendue du Port-Vieux d'Alexandrie, la ville même dont l'aspect devenait de plus en plus imposant, et une immense forêt de mâts de bâtiments, au travers desquels se montraient les maisons blanches d'Alexandrie.
A l'entrée de la passe, un coup de canon de notre corvette amena à notre bord un pilote arabe qui dirigea la manoeuvre au milieu des brisants, et nous mit en toute sûreté au milieu du Port-Vieux. Nous nous trouvâmes là entourés de vaisseaux français, anglais, égyptiens, turcs et algériens, et le fond de ce tableau, véritable macédoine de peuples, était occupé par les carcasses des bâtiments orientaux échappés aux désastres de Navarin. Tout était en paix autour de nous, et voilà, je pense, une preuve de la puissante influence du vice-roi d'Égypte sur l'esprit de ses Égyptiens.
Nous en avions donc fini avec la mer, dès le 18 à cinq heures du soir : il ne nous restait qu'un seul regret, celui de nous séparer de notre commandant Cosmao-Dumanoir, si recommandable à tous égards, et des autres officiers de la corvette, qui, tous, nous ont comblés de prévenances et de soins, et nous ont procuré par leur instruction tous les charmes de la plus agréable société ; mes compagnons et moi n'oublierons jamais tout ce que nous leur devons de reconnaissance.
A peine mouillés dans le port, plusieurs officiers supérieurs des vaisseaux français vinrent à notre bord, et nous donnèrent d'excellentes nouvelles du pays : ils nous apprirent la prochaine évacuation de la Morée par les troupes d'Ibrahim, en conséquence d'une convention récente. On attend dans peu de jours la rentrée de la première division de l'armée égyptienne.
M. le chancelier du consulat-général de France voulut bien aussi venir à notre bord, nous complimenter de la part de M. Drovetti, qui se trouvait heureusement à Alexandrie, ainsi que le vice-roi. Le soir même, à six heures, je me rendis à terre, avec notre brave commandant et mes compagnons de voyage, Rosellini, Bibent, Ricci, et quelques autres : je baisai le sol égyptien en le touchant pour la première fois, après l'avoir si longtemps désiré.
A peine débarqués, nous fûmes entourés par des conducteurs d'ânes (ce sont les fiacres du pays), et, montés sur ces nobles coursiers, nous entrâmes dans Alexandrie.
Les descriptions que l'on peut lire de cette ville ne sauraient en donner une idée complète ; ce fut pour nous comme une apparition des antipodes, et un monde tout nouveau : des couloirs étroits bordés d'échoppes, encombrés d'hommes de toutes les couleurs, de chiens endormis et de chameaux en chapelet ; des cris rauques partant de tous les côtés et se mêlant à la voix glapissante des femmes, ou d'enfants à demi nus ; une poussière étouffante, et par-ci par-là quelques seigneurs magnifiquement habillés, maniant habilement de beaux chevaux richement harnachés, voilà ce qu'on nomme une rue d'Alexandrie. Après une demi-heure de course sur nos ânes et une infinité de détours, nous arrivâmes chez M. Drovetti, dont l'accueil empressé mit le comble à toutes nos satisfactions. Surpris toutefois de notre arrivée au milieu des circonstances actuelles, il nous en félicita cependant, et nous donna l'assurance que notre voyage d'exploration ne souffrirait aucune difficulté ; son crédit, fruit de sa conduite noble, franche et désintéressée, qui n'a jamais pour objet que le service de notre monarque dont le nom est partout vénéré, et l'honneur de la France, est une garantie suffisante de ces promesses. M. Drovetti ajouta encore à ses prévenances, en m'offrant un logement au palais de France, l'ancien quartier-général de notre armée. J'y ai trouvé un petit appartement très-agréable, c'est celui de Kléber, et ce n'est pas sans de vives émotions que je me suis couché dans l'alcôve où a dormi le vainqueur d'Héliopolis.
Du reste, le souvenir des Français est partout dans Alexandrie, tant notre influence y fut douce et équitable.
En arrivant, j'ai entendu battre la retraite par les tambours et les fifres égyptiens sur les mêmes airs qu'à Paris. Toutes les anciennes marches françaises pour la troupe ont été adoptées par le Nizam-Gedid, et de vieux Arabes parlent encore en français. Il y a trois jours, allant de grand matin visiter l'obélisque de Cléopâtre, et au milieu des collines de sables qui couvrent les débris de l'antique Alexandrie, je rencontrai un Arabe aveugle et âgé, conduit par un enfant : j'approchai, et l'aveugle, informé que j'étais Français, me dit aussitôt ces propres mots en me saluant de la main : Bonjour, citoyen ; donne-moi quelque chose ; je n'ai pas encore déjeuné. Ne pouvant ni ne voulant résister à une telle éloquence, je mets dans la main de l'Arabe tous les sous de France qui me restaient ; en les tâtant il s'écria aussitôt : Cela ne passe plus ici, mon ami. Je substituai à cette monnaie française une piastre d'Égypte : Ah ! voilà qui est bon, mon ami, ajouta-t-il ; je te remercie, citoyen. De telles rencontres dans le désert valent un bon opéra à Paris.
Je suis déjà familiarisé avec les usages et coutumes du pays ; le café, la pipe, la siesta, les ânes, la moustache et la chaleur ; surtout la sobriété, qui est une véritable vertu à la table de M. Drovetti, où nous nous asseyons tous les jours, mes compagnons de voyage et moi.
J'ai visité tous les monuments des environs ; la colonne de Pompée n'a rien de fort extraordinaire ; j'y ai trouvé cependant à glaner. Elle repose sur un massif construit de débris antiques, et j'ai reconnu parmi ces débris le cartouche de Psammétichus II. Je n'ai pas négligé l'inscription grecque qui dépend de la colonne, et sur laquelle existent encore quelques incertitudes.
Une bonne empreinte en papier les fera cesser, et je serai heureux d'exposer sous les yeux de nos savants cette copie fidèle qui doit les mettre enfin d'accord sur ce monument historique. J'ai visité plus souvent les obélisques de Cléopâtre, toujours au moyen de nos roussins, que les jeunes Arabes nomment un bon cabal (dénomination provençale). De ces deux obélisques, celui qui est debout a été donné au Roi par le pacha d'Égypte, et j'espère qu'on prendra les moyens nécessaires pour faire transporter cet obélisque à Paris. Celui qui est à terre appartient aux Anglais. J'ai déjà copié et fait dessiner sous mes yeux leurs inscriptions hiéroglyphiques. On en aura donc, et pour la première fois, je puis le dire, un dessin exact. Ces deux obélisques, à trois colonnes de caractères sur chaque face, ont été primitivement érigés par le roi Moeris devant le grand temple du Soleil à Héliopolis. Les inscriptions latérales sont de Sésostris, et j'en ai découvert deux autres très-courtes, à la face est, qui sont du successeur de Sésostris. Ainsi, trois époques sont marquées sur ces monuments ; le dé antique en granit rosé, sur lequel chacun d'eux avait été placé, existe encore ; mais j'ai vérifié, en faisant fouiller par mes Arabes dirigés par notre architecte M. Bibent, que ce dé repose sur un socle de trois marches qui est de fabrique grecque ou romaine.
C'est le 24 août, à huit heures du matin, que nous avons été reçus par le vice-roi. S.A. habite plusieurs belles maisons construites avec beaucoup de soin dans le goût des palais de Constantinople ; ces édifices, de belle apparence, sont situés dans l'ancienne île du Phare. Nous nous y sommes rendus en corps, précédés de M. Drovetti, tous habillés au mieux, et les uns dans une calèche attelée de deux beaux chevaux conduits habilement à toute bride dans les rues d'Alexandrie par le cocher de M. Drovetti, et les autres montés sur des ânes escortant la calèche.
Descendus au grand escalier de la salle du divan, nous sommes entrés dans une vaste pièce remplie de fonctionnaires, et nous avons été immédiatement introduits dans une seconde salle, percée à jour : dans un de ses angles, entre deux croisées, était assise S.A., dans un costume fort simple, et tenant dans ses mains une pipe enrichie de diamants. Sa taille est ordinaire, et l'ensemble de sa physionomie a une teinte de gaîté qui surprend dans un personnage occupé de si grandes choses. Ses yeux ont une expression très-vive, et une magnifique barbe blanche couvre sa poitrine. S.A., après avoir demandé de nos nouvelles, a bien voulu nous dire que nous étions les bienvenus, et me questionner ensuite sur le plan de mon voyage. Je l'ai exposé sommairement, et j'ai demandé les firm
Champollion le jeune avait travaillé de longue main à la rédaction d'un Dictionnaire égyptien en écriture hiéroglyphe. Avant même l'année 1822, qui est celle de sa mémorable découverte du système phonétique égyptien,et habitué dès sa plus précoces études à en ordonner les résultats qui lui semblaient avoir quelque valeur, il avait relevé sur des cartes isolées, bientôt après avoir recopiées en tableaux méthodiques, d'abord tous les signes hiéroglyques qui lui étaient connus par le grand nombres de dessins, empreintes, gravures ou monuments originaux qu'il lui était possible de consulter, et ensuite tous ceux de ces signes dont le sens lui paraissait s'être révélé, absolu ou relatif, dans ses incessantes recherches.
Dans la théologie Égyptienne, Amon, dont le nom signifiait occulte ou caché, suivant l'égyptien Manéthon, était le premier et le chef des dieux, l'esprit qui pénètre toutes choses, l'esprit créateur précedant à la génération et à la mise en lumière des choses cachées.
La légende hiéroglyphique qui accompagne ordinairement les représentations de cet être divin, est celle que porte notre gravure, et qui signifie, dans son entier, Amon-ré, seigneur des trois régions du monde, seigneur suprême ou céleste.

Je le répète encore : l'art égyptien ne doit qu'à lui-même tout ce qu'il a produit de grand, de pur et de beau; et n'en déplaise aux savants qui se font une religion de croire fermement à la génération spontanée des arts en Grèce, il est évident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu l'Égypte, ou qui ont une connaissance réelle des monuments égyptiens existants en Europe, que les arts ont commencé en Grèce par une imitation servile des arts de l'Égypte, beaucoup plus avancés qu'on ne le croit vulgairement, à l'époque où les premières colonies égyptiennes furent en contact avec les sauvages habitants de l'Attique ou du Pelopônèse. La vieille Égypte enseigna les arts à la Grèce, celle-ci leur donna le développement le plus sublime : mais sans l'Égypte, la Grèce ne serait probablement point devenue la terre classique des beaux-arts. Voilà ma profession de foi tout entière sur cette grande question. Je trace ces lignes presqu'en face des bas-reliefs que les Égyptiens ont exécutés, avec la plus élégante, finesse de travail, 1700 ans avant l'ère chrétienne... Que faisaient les Grecs alors !
L'intérêt universel que le sujet de cet ouvrage a excité dans l'Europe lettrée, et les honorables temoignages de bienveillance que j'ai reçus des savans les plus distingués, m'ont imposé l'obligtion d'amiliorer et de compléter mon travail autant qu'il a dépendu de moi et de l'étude assidue des nouveaux matériaux que j'ai pu consulter depuis que la première édition de ce Précis a été rendue publique.Une auguste protection m'a permis de visiter, avec toutes les facilités désirables, les monumens égyptiens qui se trouvent dans les collections publiques ou particulières d'Italie, le riche musée de Turin, celui de Florence, les collections de Romes et de Naples; et par-tout j'ai vu l'antique Égypte reprendre, dans l'attention publique, la place que les souvenirs traditionnels de l'histoire et la majesté de ses ruines devaient infailliblement lui assigner.