Sur la colline, un léger mouvement retarde sa résolution. De toute façon, il n’est pas à cinq minutes près.
— Tiens, l’Américaine est en retard ce matin…
Une remarque à voix haute dont Lenormant mesure tout de suite l’absurdité et qu’il corrige pour lui-même.
— Ah oui, on doit être samedi aujourd’hui, elle ne va pas travailler. Elle va sûrement au marché de Belleville. Mais au fait y’a un marché le samedi ? Et puis merde, qu’est-ce que ça peut foutre ? Je mets jamais les pieds au marché.
Lenormant quitte son poste d’observation, non sans un petit détour machinal par la cuisine, où il a accroché le calendrier des pompiers, seule décoration sur les murs nus. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre son erreur. On n’est pas samedi, mais bien vendredi. Les jours ne passent pas vite quand on ne travaille pas.
Son pantalon de jogging soigneusement plié l’attend dans une des chambres qu’il a transformée en salle de sport. L’appartement d’officier mis à sa disposition en comporte quatre, c’est l’usage dans la gendarmerie qui ne tient pas compte du nombre d’enfants pour les logements de ses cadres. Pour un lieutenant comme Lenormant, le tarif réglementaire c’est : double living et quatre chambres. Point à la ligne.
De toute façon, personne ne lui disputera l’espace dans cet immeuble dont l’administration a décidé de se débarrasser. Au moment de son affectation, l’officier responsable du parc immobilier départemental lui avait expliqué que le bâtiment allait être vendu. La gendarmerie redéployait ses forces, lui avait-elle dit.
Derrière la buée de la fenêtre mal jointe, la colline d’en face, pourtant séparée de l’ancienne gendarmerie par la départementale et tout au plus quelques dizaines de mètres de terre, semble aussi cotonneuse que le moral de Lenormant. Les mains dans les poches, posté derrière la baie de bois écaillé, le lieutenant écarte légèrement les jambes ; il fait jouer ses clés qui tintent contre sa cuisse en lui râpant légèrement la peau. Plus il reste là, plus la couche de vapeur s’épaissit ; les rangs réguliers des vignes se mettent à gondoler comme des fils à linge chahutés par le vent, la petite cabane à outils plantée à mi-pente se dissout dans le ciel froid de ce janvier tenace…
— Mais qu’est-ce que je fous dans ce trou à rat ?
Voilà qu’il parle tout seul, maintenant. Et puis après ? Ça gênera qui s’il devient gâteux ? Pas sa fille en tout cas, qui lui a fait l’aumône d’une journée pour les fêtes avant de retourner à sa vie d’étudiante. Lenormant laisse filer un ricanement. Qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’elle allait lui retomber dans les bras après toutes ces années d’incompréhension ? Il avait cru que le courant était rétabli. Il s’était longuement expliqué, il avait pensé que la jeune fille avait accepté son point de vue dans la séparation de ses parents, compris son attitude à l’égard de sa mère. Mais comprendre n’est pas pardonner…
Lenormant retourne au fauteuil sans forme qu’il a quitté il y a quelques minutes. Que faire d’autre ? Il ne va tout de même pas passer la journée à regarder par la fenêtre, comme les vieilles de Beaujeu, le gros bourg où il a échoué par la faute de ce maudit commandant de région. Alors, pourquoi pas un jogging dans les vignes ? En rentrant, il s’autorisera un DVD, un bon vieux western, seul genre cinématographique capable de lui remonter un peu le moral. Programme misérable sans doute, préférable à pas de programme du tout. C’est décidé, il va se mettre en survêtement et sortir transpirer un bon coup.
Avec un soupir rageur, Lenormant balaie la vitre de la manche de son costume civil. À quoi bon mettre un uniforme quand on n’a rien à faire de la journée ? Son geste a dégagé le paysage, en particulier la maison de vigneron qui se détache en haut à droite de son espace de vision. Éclatante avec ses pierres dorées qui font la fierté du Beaujolais, elle semble narguer dans le soleil du matin la façade grise de la vieille gendarmerie quasi désaffectée où Lenormant passe ses journées et ses nuits…
— Mais qu’est-ce que je fous dans ce trou à rat ?