VLEEL 229 Rencontre littéraire avec Jean-François Beauchemin et Jean-François Létourneau
Devant les restes de la tente, à l’orée du sous-bois, il dégage la souche de la pruche sous la neige noire. Il s’assoit devant la forêt, sous un ciel de fin d’hiver. Son esprit dérive, vingt minutes passent. Et dans le silence d’après catastrophe, il entend le Nord se disloquer comme la banquise au dégel, il entend le Nord fondre sur le reste du monde.
Note du copiste : la pruche du canada est un arbre de type conifère qui ne supporte ni la sécheresse, ni la chaleur, ni la pollution…
Il a lui-même bûché une partie de la prucheraie pour y installer sa famille. Il a milité pour l’Action boréale, vu une dizaine de fois le documentaire Desjardins, planté des arbres dans le nord de l’Ontario pour payer ses études. Il sait exactement à quoi ressemble le silence d’une coupe à blanc. Et s’il donne une partie de sa paie à Greenpeace, il a sacrifié une pruche immense pour construire une maison.
Caroline lui répète qu’il s’en fait trop, qu’il ne doit pas être si dur envers lui-même. Rien à faire. Un jour, la banlieue sera dans sa cour. Et ce sera de la faute des familles comme la sienne. Des amoureux de la nature et des grands espaces.
De là, la vue sur la rivière est magnifique. Tu aurais aimé t'arrêter, prendre le temps de contempler l'endroit où tu venais d'atterir, où tu allais passer la prochaine année scolaire. Le ciel était immense ; un sentiment de claustrophobie t'a envahi et tu n'as rien demandé. De toute façon, tu n'étais plus certain que tes jambes allaient supporter ton corps si vous sortiez de la camionnette. Toute cette année, dans ce village d'où on ne peut sortir qu'en avion. Toute une année, dans ce village où tu ne connais personne. Toute une année, dans ce village... dans ce village.
L’avion entame sa descente. Par le hublot, tu aperçois le village, déposé comme un jouet d’enfant sur les berges d’une immense rivière. A travers la grisaille, le crachin et le roc, les maisons colorées, typiques des villages du Nunavik, essaient d’égayer le paysage morne. Tu distingues l’aréna, ce que tu imagines être l’école, le centre communautaire. Des camionnettes et des quatre-roues en modèle réduit circulent dans les rues de gravier.
Sur la carte du Nunavik imprimée au dos de la revue, tu suis du doigt le cours de la rivière Koksoak. Elle se jette dans la baie d’Ungava, plus loin au nord. Dans ta tête, tu essaies de prononcer les noms des quatorze communautés inuit : Kangiqsualujjuaq, Kuujjuaq, Tasiujaq, Aupaluk, Kangirsuk, Quaqtaq, Kangiqsujuaq, Salluit, Ivujivik, Akulivik, Puvirnituq, Inukjuak, Umiujaq, Kuujjuarapik… Que faire de tous ces « Q », de tous ces « K » ? Quelles histoires racontent ces toponymes ?
Malgré tes diplômes universitaires, tu ignores que le gouvernement québécois de Jean Lesage, celui dont ton père a été si fier, celui qui était maître chez lui, a rebaptisé les villages inuit dans les années 1960. Port-Nouveau-Québec, Notre-Dame-de-Maricourt,Notre-Dame-de-Quaqtaq, Saglouc, Port-Lapérouse, Poste-de-la-Baleine… Quelle histoire raconte-t-on ici ? Tu n’en sais rien. Mais demain, tu enseigneras les règles des participes passés à des adolescents de Kuujjuaq.
Le monde sera beau jusqu’à la fin. Du moins, c’est ce que Guillaume a dit à ses enfants en les mettant au monde. C’est la promesse silencieuse et naïve qu’il leur a faite. A la merci de l’avenir, ils sont nés. Prolongeant la lignée, l’écho des chants. Jusqu’à quand ?
Couche sous la toile, Guillaume sait ce qu’il va faire de sa sabbatique : il racontera des histoires aux enfants. Il leur parlera de leurs grands-parents. De la mère qu’il n’a pas connue. De l’amour du bois de son père. Il leur dira les noms de ses anciens élèves de Kuujjuaq, leur décrira les levers de lune sur la rivière Koksoak.
Entre l’instinct du fils et la puissance des filles, il ne sait pas trop encore comment, mais il veut transmettre l’histoire d’un silence qui s’est fait, entre le Nord et ici, entre la toundra et cette prucheraie où, pas très loin de la ville, la tente se dresse.
Incipit :
L’avion décolle, arrache ses tonnes de mécanique au macadam de la piste, soulève ton cœur jusque dans ta gorge. Dans deux heures et demie, tu auras survolé du sud au nord l’immense territoire où tu es né. Montréal-Kuujjuaq. Bienvenue sur les ailes de First Air.
Autour de toi, des familles discutent en inuktitut. Tu ne comprends rien, n’arrives pas à distinguer à quel moment les mots commencent, quand ils se terminent. On dirait une seule et même phrase tirée d’un pays inconnu. Les parents rient entre eux, les enfants boivent du Coke en se chamaillant, surexcités par leur séjour en ville, le fast-food, les embouteillages, les magasins à grande surface. Tu aimerais leur parler, ne peux que leur sourire.
Pendant ton séjour là-bas, tu as mangé du muktuq, de la viande de béluga crue. Les gars t’ont suggéré d’ajouter de la sauce soya. Du sushi de baleine ! Tu as mâchouillé le morceau de gras pendant dix minutes avant de te résoudre à tout avaler. Tes coéquipiers, eux, se régalaient. Le morceau de chair blanche avait été déposé sur une boîte de carton dépliée, directement sur le plancher de la cuisine. Les gars se découpaient de généreuses portions à l’aide des uluit, ces couteaux en croissant de lune. Les Inuit mangent du spaghetti assis à la table, mais leur nourriture traditionnelle, leur country food, ils la mangent par terre, comme s’ils étaient dans une tente ou un igloo.
Le Nord : tu y es depuis quelques semaines. Seul. Ecartelé entre les frustrations de l’école et l’ennui de ton appartement. Tes élèves ridiculisent tes réflexes de gars du Sud, de Qallunaaq qui pense savoir comment se passe un jour d’école parce qu’il est diplômé en enseignement du français au secondaire. Tu n’es pas capable de prononcer leurs noms de famille, il t’a fallu des jours avant de comprendre qu’ils disent Oui en ouvrant les yeux, Non en les fermant. Qu’est-ce qui t’a mené ici, chez les Inuit de Kuujjuaq, sur les berges de la rivières Koksoak ?