Spontanément, on considère la connerie comme un manque d`intelligence. Or il ne s`agit là que de la partie émergée de l`iceberg. On peut être suffisamment intelligent pour écrire des livres, élaborer des théories, suivre un parcours universitaire brillant, et n`utiliser ses capacités que pour alimenter un délire complotiste, porter à bout de bras un parti xénophobe, ou rendre plus cons encore ceux qui ont la faiblesse de vous suivre. On peut aussi incarner un côté plus sombre de la connerie et s`avérer un connard, un sale con, c`est-à-dire quelqu`un d`authentiquement dangereux pour son entourage : je pense au petit chef qui humilie sciemment ses subordonnés, ou au conjoint violent. En notre âge de post-vérité il existe également une version trollesque du con qui raconte strictement n`importe quoi en ne se souciant aucunement de la vérité, quels que soient les dégâts occasionnés par son discours. Le con peut donc avoir une tête bien vide, une tête bien pleine mais mal rangée, une tête bien pleine mais dérangée.
Si je me montre systématiquement imperméable au doute et à l`autodérision, si je prétends avoir tout compris à des problèmes effroyablement complexes malgré mon manque de compétence particulière, si je suis persuadé de savoir mieux que vous qui vous êtes et ce que vous devez impérativement faire de votre vie pour espérer devenir aussi malin que moi, alors le diagnostic est rapide ! Mais la connerie n`est pas seulement morale : elle est aussi cognitive avec nos erreurs de raisonnement ordinaires, et sociale, parce qu`on est toujours le con de quelqu`un. Trop rarement de soi-même, d`ailleurs.
Disons que la connerie n`a jamais été aussi visible, puisque chacun de nous n`a jamais pu s`afficher à ce point. Internet nous encourage à nous exprimer rapidement (sinon on est déjà en retard d`un train), brièvement (sinon personne ne nous lira), et avec colère (sinon on nous reprochera de ne pas nous exprimer avec le coeur, donc de ne pas être sincère). Ajoutez à cela l`anonymat et vous comprendrez pourquoi des gens pourtant pas si cons que ça se retrouvent à juger leurs contemporains sans appel, de façon lapidaire, définitive et satisfaite. Donc, connement. Et comme notre attention se voit naturellement plus attirée par ce qui est bruyant, menaçant ou énervant, le pire d`Internet éclipse le meilleur, qui existe aussi, peut-être en majorité d`ailleurs, mais qui reste plus discret, moins tape-à-l`oeil : c`est ce qu`on appelle le biais de négativité.
Notre cerveau fonctionne à deux vitesses. Ce que Daniel Kahneman appelle le système 1 est pragmatique : il ne se soucie pas de la vérité, de la logique ou de la morale, mais de l`efficacité dans l`instant. Il nous fait emprunter en permanence des raccourcis de la pensée pour que nous puissions nous adapter avec souplesse aux variations incessantes de notre environnement, sans tout analyser en permanence. Il ne nous condamne pas à la connerie mais à la précipitation, à la routine et aux automatismes de comportement comme de pensée. Des dizaines de biais cognitifs fleurissent sur un tel terrain : biais de confirmation (nous ne voyons que ce qui confirme nos croyances), biais de corrélation illusoire (nous pensons que deux phénomènes simultanés entretiennent forcément un rapport de cause à effet), la croyance exagérée en un monde juste (si une femme se fait violer, c`est qu`elle l`a bien cherché, sinon ce serait trop absurde), et j`en passe. Le système 2, lui, est très lent, plus méthodique, mais très coûteux en énergie. On l`utilise avec parcimonie : c`est lui qui nous fait mal au crâne après avoir passé un examen, sans nous garantir que nous l`avons réussi…
J`ai sollicité des auteurs que j`avais déjà eu l`occasion de croiser en tant que rédacteur en chef de la revue de psychologie le Cercle Psy, ainsi que des auteurs de recherches récentes et capables de vulgarisation. L`idée était d`obtenir les articles ou les interviews d`une trentaine de grands psychologues internationaux (du MIT, de Harvard, de Princeton, de l`Institut du Cerveau et de la Moelle épinière, etc.), ainsi que de quelques figures extérieures à la psychologie comme des philosophes, ou encore Jean-Claude Carrière ou Edgar Morin, pour un ouvrage à la fois rigoureux et totalement accessible au grand public.
La connerie s`identifie d`elle-même : au mieux elle consterne ou fait rire, au pire elle blesse et torture. Le problème lorsqu`on la combat en essayant de changer un con, c`est qu`on devient con soi-même : après tout, de quel droit décréter que quelqu`un d`autre devrait être aussi intellectuellement irréprochable que notre chère personne ? Par ailleurs les pires cons, les connards nocifs, sont inamovibles dans leur narcissisme hypertrophié : mieux vaut les éviter au maximum, ou fausser leur petit jeu qui nous réserve le rôle de la victime toute désignée. Mais le plus efficace contre la connerie, c`est encore de balayer devant sa porte et de se rappeler qu`on n`est pas infaillible, et que même le plus abruti peut légitimement nous donner tort dans certains domaines. Quant aux petites conneries qu`on commet tous au quotidien, le mieux est de se les pardonner et de les pardonner à autrui : le perfectionnisme à tout crin peut mener à une exigence et une insatisfaction permanentes et démesurées qui ont vite fait de nous transformer en triste connard pour nos proches !
On aurait plus vite fait de dresser la liste de ceux qui n`en disent pas ! Ceux qui en profèrent le plus sont en général incapables de douter d`eux-mêmes, de penser aux arguments ou aux émotions d`autrui, et vous désignent comme cible si vous n`êtes pas d`accord. Ça fait du monde… Parmi ceux qui la décortiquent, difficile de choisir parmi les contributeurs du livre tellement ils sont complémentaires et ont tous parfaitement joué le jeu. J`ai apprécié autant la neuroscientifique Delphine Oudiette, qui se demande dans quelle mesure nous rêvons des conneries toutes les nuits, que le directeur californien du Brain and Creativity Institute Antonio Damasio, qui bat en brèche nos idées reçues selon lesquelles nos émotions nous rendraient cons en parasitant notre sacro-sainte raison. J`aime beaucoup aussi Alison Gopnik, grande figure mondiale de la psychologie du développement qui analyse la connerie des adultes vue par les enfants, ou encore Ryan Holiday, manipulateur de médias repenti qui dresse un portrait apocalyptique de la désinformation généralisée. Il faudrait que je cite tout le monde !
Comment s’appelle le premier fils de kakaroto ?