Quand leur groupe de garçons à casquette et pantalons de golf a déboulé sur la place en chahutant, se bousculant et cigarettes aux lèvres, on aurait dit en effet un troupeau de jeunes taureaux.
Remuants, groupés, tumultueux.
Et aussitôt sur le rang des filles, un émoi particulier a circulé : des rires plus alanguis, des postures moins affûtées.
Alors eux, bien sûr, nous ont vite repérées. Des saluts de la main, des coudes dans les côtes du voisin, des paroles que de loin nous n’entendions pas encore les ont désamalgamés, décollés, désagrégés. Et, un à un, les premiers se sont approchés ; certains connaissaient certaines, certaines se laissaient présenter à certains.
De sorte que les chaises enjambées, contournées, déplacées ont tôt fait que, de vide ou presque, la rangée qui nous précédait n’a plus été qu’un champ de course pour celui qui prendrait de vitesse son voisin.
Mais l’un d’eux a boudé cette compétition.
Je le vois maintenant pour la première fois. Il est debout en retrait. Il ne fume pas, tient sa casquette respectueusement à la main depuis que son ami lui a présenté une des miennes, et il contemple à distance le concours.
Sans jugement, sans ironie, mais sans appétit non plus.
Il a l’air différent. Comme si le jeu lui paraissait gamin.
Et puis finalement, répondant sans doute à l’un des siens qui lui a crié quelque chose, il répond :
-Si si, là, regarde !
Tout en levant la main quasiment dans ma direction, c’est-à-dire vers la seule chaise vide, celle qui est juste devant moi, au bout de l’avant-dernier rang.
En une seconde, que dis-je, en moins encore, quelque chose en moi s’est déployé. Une inclination, le surgissement d’un nouveau moi. Une invasion. Une inondation qui m’a pénétrée par tous les pores. Un élan plus durable, plus définitif, plus instantanément omniprésent que dix-huit ans d’apprentissages, d’algèbre, de versions latines, de savoir-faire, de raisonnements ou même d’attachements. En un mot, je ne le sais pas encore, à moins que peut-être déjà… Mais une aliénation fulgurante vient d’entrer en moi. Une folie telle que, ce garçon me demanderait-il de partir sur le champ au bout du monde avec lui, je ne refuserais probablement pas.
Étudier pour moi, n’a jamais eu d’autre objectif que s’élever vers les astres, tutoyer Spinoza, savoir reconnaître Rembramdt ou Victor Hugo ; or voilà qu’un garçon de mon âge, visiblement parmi les plus brillants, n’aime les humanités que pour les rendre à la terre, les offrir au peuple ! « Peuple », ce mot qu’il emploie pour se demander, pire de ses craintes, si d’ouvrir trop de livres ne risque pas de l’en éloigner définitivement.
Certes c’était un bonheur sans remous, un bonheur en sourdine, un bonheur sans éblouissement ni tornade, mais n’est-ce pas cela ce qui porte ce nom ? Cet état qui ne craint rien du lendemain qu’une répétition identique de la félicité ?