Les bus gratuits, ça existe, mais ça s’appelle « resquillage ». Sauf à Aubagne où, depuis 2009, décision a été prise de rendre l’accès libre aux transports publics de la ville. Trois ans se sont écoulés et il est temps de faire le bilan de cette « expérience sociale ».
Comme on peut en douter, la décision n’a pas été prise à la légère et a fait l’objet de débats et de controverses agitées. Dans cette ville majoritairement de droite, le choix de la gratuité, qui rompt avec le capitalisme exacerbé qui sied plutôt à cette position politique, découle d’une simple observation : les bus manquent cruellement de fréquentation, et la plupart d’entre eux roulent vides. Ce constat se retrouve d’ailleurs dans d’autres villes, comme le fait remarquer ce citoyen lambda :
« Avant de m’installer à Aubagne, j’habitais Bezons, dans le Val-d’Oise. Je me déplaçais en voiture, souvent tôt le matin. Chaque jour, je voyais des files de gens se diriger, parfois d’assez loin, vers le pont qui traverse la Seine en direction de Paris, le franchir à pied et attendre le bus de l’autre côté. Pourquoi ne le prenaient-ils pas à Bezons même ? Je me suis d’abord posé la question sans trouver la réponse. Et puis j’ai compris : ils marchaient pour économiser une zone. Ces travailleurs de l’aube se coltinant parfois deux à trois kilomètres à pied, doublés par leur bus à moitié vide, c’est resté dans mon esprit comme un symbole des absurdités d’une certaine gestion du service public. »
Alors ? On continue sur la lancée d’un système qui commence à montrer ses failles, ou on essaie autre chose ? Le maire d’Aubagne a tranché. Il prend le risque de voir se réaliser les craintes des détracteurs de la gratuité, qui voient dans cette abolition de la monétisation la porte ouverte aux délits.
Le philosophe de la gratuité, Jean-Louis Sagot-Duvauroux, prend en charge le récit de cette expérience sociale en la découpant chronologiquement sur plusieurs périodes. Il y inclut des réflexions sur les rapports entre gratuité ou monétisation et conséquences sociales, politiques ou environnementales, dépassant souvent les préjugés qui tournent autour de ces concepts. On est surtout agréablement surpris de découvrir les réflexions d’un homme qui ne cède jamais totalement à l’euphorie d’une alternative novatrice et qui cherche sans cesse à relever les limites de ce que d’aucuns brandissent comme la solution miracle, neutralisant par la même occasion la crédibilité de la gratuité.
Le philosophe ne s’ancre pas seulement dans le domaine de l’abstrait et des concepts puisqu’il évoque également les questions pratiques de la gratuité et celle, inévitable, de la gestion des coûts. Qui finance cette gratuité ? Est-elle vraiment si avantageuse qu’elle le paraît ? Jean-Louis Sagot-Duvauroux nous montre que rien n’est simple et que l’apparente gratuité de la gestion des transports privés induit également un coût pour la municipalité :
« Quand on sait qu’une place de parking, c’est 6000 euros, la gratuité, il ne faut pas la regarder uniquement sur le coût de transport, mais la voir de manière plus large sur l’aménagement du territoire. »
Il admet en contrepartie que l’application de cette expérience réussie à Aubagne peut échouer si on la transpose sans réflexion préalable à n’importe quelle autre ville de France ou du monde. Voyageurs sans ticket se propose alors d’évoquer d’autres alternatives novatrices prises dans le domaine de la gratuité dans d’autres régions de France (gratuité des obsèques) mais aussi dans l’Histoire, puisque la création de l’école publique, qui nous paraît aujourd’hui être un bien incontestable, n’est relativement pas très lointaine de nous.
Seule entrave à toutes ces initiatives : la persistance du mode de pensée capitaliste qui se fait passer pour indispensable et tente de court-circuiter tout projet qui le remet en question, que ses implications soient une réussite ou un échec. Jean-Louis Sagot-Duvauroux en profite pour fustiger la politique et ses partis de gauche ou de droite. Aussi différents qu’ils se revendiquent, tous se réunissent toutefois autour de la croyance inébranlable aux rapports marchands. Et si la gratuité remettait en cause ce système ? Le philosophe se lance dans cette perspective et imagine un monde dans lequel la monétisation aurait cessé de régir les rapports humains, ne se contentant pas seulement d’aborder la seule sphère économique, mais déviant également sur les sphères politiques, sociales, culturelles et environnementales. Sa vision balaie un large panel des facettes de la vie en société.
Cette réflexion juste et modérée s’achève malheureusement dans un bouillonnement pathétique qui fait intervenir Magali Giovannangeli, présidente de la Communauté d’Agglomération du pays d’Aubagne, et adjointe au maire de la commune. Plus versée dans la communication autour de cette « expérience sociale » de la gratuité, elle ne cède malheureusement pas au vice bien connu de la communication publicitaire, et s’emballe à force d’envolées lyriques qui font grincer des dents. Son discours ne se base sur aucun argument mais sur du sensationnel et de l’émotif, et elle tente de s’adresser à son lecteur à coups de phrases stéréotypées qu’elle espère peut-être voir provoquer une adhésion immédiate relevant du coup de cœur.
« La gratuité des bus, on la respire comme l’air, c’est-à-dire sans y penser. Et pourtant, chaque 15 mai, sa date anniversaire, on y pense et elle inspire ! Elle inspire les jeunes qui rappent, slament, scandent et dansent à cette occasion. […] Que ces voix sont belles et ces sons émouvants. Que ces visages sont expressifs et submergeants. Que ces gestes rythmés et coordonnés sont entraînants et rassembleurs ! Des mots sur des cartes d’anniversaire qui parlent d’autonomie, de dignité, de reconnaissance, de plaisir… »
Excepté ce dernier chapitre largement dispensable, Voyageurs sans ticket est le témoignage surprenant d’une expérience de la gratuité qui réussit. S’il nous donnera peut-être envie d’aller nous installer à Aubagne pour profiter de cette disposition inouïe, il nous donnera surtout envie de nous lancer plus loin, à la suite de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, sur la réflexion concernant la gratuité et l’alternative aux modes de pensées capitalistes. Un petit livre pas si anodin qu’il n’y paraît…
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