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Le chant du tambour de Jean-Luc Bremond
Un fracas percutant, un tremblement du fleuve, une explosion de ses eaux ! Achack jaillit de sa couche et se saisit du couteau qu’il gardait toujours sur lui. Debout, vêtu de son pagne, ses deux pieds plantés sur le sable mouillé, les yeux écarquillés, il chercha à comprendre d’où venait le danger, la masse qui avait bien pu faire un tel bruit ? Une sirène, au son grave et caverneux, retentit dans le cou- chant rouge sang sur l’eau rubis. Encore un de ces bateaux sans rames sillonnant continuellement le fleuve ! Achack resta bouche bée. Fleuve, berges, forêts et monts s’embra- saient, un grand incendie dans le soir tombant. Au centre des flammes grenat, sur les braises incandescentes, le corps cramoisi, l’Algonquin ne savait s’il flambait ou rêvait. Un songe ? Non, le début de la saison chaude, précoce comme l’avait été la saison froide, empourprait le mois de mai. Un signe ? Oui, les couleurs enflammées indiquaient à Achack qu’il avait pris la direction du rouge de l’été. Un grand geyser jaillit des eaux sanguines, suivi d’une masse sombre bondissant dans le ciel rutilant. Elle vrilla et retomba dans une gerbe tumultueuse d’écume. Une baleine ! Un rorqual venu du Labrador faire des provisions de planctons dans les eaux douces et salées de l’embou- chure du Saguenay. Achack jubila. Émerveillé par les bonds spectaculaires du poisson géant, il entendit la messagère du Grand Esprit le conjurer de faire comme elle, d’avoir l’audace de sortir des eaux rassurantes de son nid pour s’élancer dans l’inconnu de la vie. Affaibli par son jeûne, Achack s’immergea dans des rêves rubescents. Toujours pas de visions d’animaux ! À la clarté du jour, la rive apparut au levant. Des terres infinies, boisées et illuminées de garance. Le soleil se dres- sait au-dessus de son lit vermeil. Sternes, cormorans et Fous de Bassan s’activaient en criant dans le ciel carmin. Des huards et des dauphins plongeaient dans les flots incarnats. Sa tête moustachue hors de l’eau, un loup-marin nageait dans le courant, Achack décida de le suivre. Il plaça les poissons semi-séchés dans sa peau d’orignal, la roula avec sa lance et la posa par-dessus son sac. Après avoir enfilé en bandoulière son arc et son carquois rempli de flèches, sa besace de l’autre côté, son instrument dans le dos, sa mailloche dans la main, il se mit en route, hésitant à faire résonner son tambourin, de crainte de rencontrer des pêcheurs de capelans ou réveiller les habitants endormis dans les habitations colorées peuplant les berges. Apercevant des Blancs se regrouper sur la plage, Achack s’éloigna du Saint-Laurent au large duquel des bélugas for- maient de multiples arcs scintillants. Il ne se sentait pas encore prêt. Il ne se sentait pas encore prêt. Afin de se mettre à couvert, il se dirigea vers un bois de trembles. Il avait repéré un vallon parallèle au fleuve, vierge d’habita- tions, à l’orée de la forêt d’épineux, il le suivrait pour se cacher sitôt le danger. En frappant son guide de bois et de peau tendue, il se faufila entre des bosquets d’arbres aux bourgeons pourpres, des prairies garnies de fleurs mauves et violettes, des rivières remplies de saumons rosés. Ayant repris son jeûne, il contourna des fermes et des champs cultivés, croisa des troupeaux de bêtes cornues comme le bison ou chevelues, effrayantes, tel le géant cannibale des légendes de son peuple. Achack paniqua. À l’ouest, les villages de planches ou de pierres avaient rem- placé les arbres et les clairières. À l’est, les landes étaient entièrement peuplées. Il ne lui restait plus qu’à regagner la paix du fleuve. De peur d’être remarqué, il installa son bivouac à l’orée d’un bois de bouleaux à papier, au-dessus d’un village trempé par la bruine. Dans l’attente imminente de son animal protecteur, fermant les yeux, il fit sonner sa percussion en un battement lancinant, un rythme feutré. Cinq jours qu’il ne mangeait plus, à s’en tordre les boyaux, qu’il calmait sa faim en buvant abondamment l’eau des ruisseaux. Sa quête restait vaine. De rage d’être abandonné par le Grand Esprit, il jeta son instrument et se mit à pleu- rer, ce qu’il ne faisait plus depuis de nombreuses années. Le couchant ardent fit saigner le ciel. Achack vit alors son totem. Un renard roux dans l’embrasement de la soirée, immobile près d’un hêtre cuivré, sa fourrure orangée se confondant avec celle des bosquets. Le corps vacillant, l’Algonquin sentit sa tête tournée et s’effondra sur le sol. Tout devint nuit. Un renard s’avançait vers lui, le reniflait, le poussait de son museau pour le forcer à se relever. Il se mit à parler : « je peux me fondre et m’intégrer dans mon environnement, y devenir invisible à chaque instant. Je sais m’adapter aux circonstances, trouver des astuces pour guetter les vivants, prêt à m’échapper aux moindres mou- vements. Fais comme moi, fonds-toi dans les paysages hostiles. » Achack ouvrit les yeux, le renard était toujours là. Convaincu que le songe n’était pas encore sa vision, l’ado- lescent répondit à l’animal : « Tu m’invites au camouflage, à observer discrètement les hommes blancs, sans pour autant prendre de risques pour ma sécurité. Merci. » La bête bondit dans le fourré. Après avoir étalé sa peau d’orignal, Achack se recouvrit de sa chaude couverture et s’endormit sans tarder. L’enfant des lacs et des forêts respira l’air du littoral avec bienfait et un sentiment de liberté, une impression de nouveauté. Par ses eaux écarlates, côtes cerise, rochers amarante, sable brique, horizon enluminé, le sud invitait Achack à le suivre. En retour il fit chanter son tambour, martelant le sable de ses pieds en l’honneur des êtres des eaux, goélands, achigans et éperlans. Sur le point de défail- lir, tant la faim le tenaillait, il affrontait ce qu’il ne pouvait éviter plus longtemps : les Blancs. Il y en avait partout, sur la plage, dans l’eau, sur les galeries des maisons qui surplombaient le rivage, le visage plus rougeaud que pâle. Le jour, développant l’art du camouflage enseigné par l’esprit du renard, Achack contournait les pêcheurs affré- tant leurs canots et démêlant leurs filets, bambins occupés à jouer en revenant des cours ou les séchant, mères les surveillant. Non pas qu’il se fondait dans le paysage, qui le pourrait dans une zone sans arbres pour s’y cacher ? En gardant une relative distance avec sa population, il s’accep- tait différent. Le soir, il profitait d’être seul sur les rivages pour avancer tard jusqu’à la nuit, battant la peau tendue jusqu’à sombrer dans un cauchemar peuplé d’automobiles se déplaçant en détonant sur les routes et dans les bourgs. Plus Achack progressait, plus la terre grossissait de Blancs lui manifestant indifférence ou raillerie. Les petits couraient derrière lui en riant et criant. Les adultes se moquaient de lui : le sauvage qui ne savait pas que le monde était civilisé. Des quolibets qui transperçaient l’au- tochtone de flèches de rejet. Était-il possible qu’il y eût parmi ces gens des êtres sensés, au visage hospitalier, aux mains désarmées, désireux de connaître les traditions de son peuple, sa spiritualité, des personnes prêtes à écouter son tambour, le messager des esprits ? L’Algonquin attei- gnit le grand rassemblement de la nation des visages pâles. Tant et tant d’individus ! Achack put presque les toucher. Un jour chômé, le dimanche sacré, un temps où il était bien vu de relâcher. Révulsés par cette étrange apparition venue contrarier leur sortie, frôler leurs petits, les habitants s’indignèrent du manque de pudeur de l’Indien le torse nu, un pagne au-dessus de ses cuisses, un sac et des armes dans le dos. Les sauvages ne devaient-ils pas vivre sur les terres qui leur étaient réservées et, s’ils les quittaient, montrer un laissez-passer ? Que faisaient donc les autorités ? Ne disaient-elles pas que tous les Indiens devaient être absor- bés dans la société civilisée, que leurs danses et leurs pra- tiques sacrées n’étaient plus autorisées ? Pourquoi la police montée n’intervenait-elle pas pour séquestrer cet opportun jouant et chantant pour les ensorceler ? Ravis de ce diver- tissement, les plus jeunes s’amusèrent de voir cet incongru marcher proche d’eux, les yeux affolés, le visage crispé, le pas saccadé, comme s’il découvrait pour la première fois leur monde pourtant vieux de près de trois cents ans. Rabaissé à en avoir la nausée, Achack redoublait d’efforts pour ne pas s’effondrer. Comme la tortue, il se replia en lui-même pour y chercher la sécurité, y puiser la force de continuer. Au fond de sa carapace, parcouru de frissons, il percevait la menace destructrice de ce peuple arrivant sans cesse sur cette terre, dans leurs grands bateaux et véhicules, comme ce camion chargé de troncs d’arbres qui roulait sur la route asphaltée. Il laissa sa colère remonter. « Le deuxième prophète du quatrième feu disait vrai. C’est le visage de la convoitise qu’ils affichent, la jalousie de notre liberté ! Les objets qu’ils apportent de leurs contrées ou qu’ils fabriquent dans leurs cités, ne sont pas pour être partagées mais bien pour dominer ! Leur soif de posséder entraîne la mort de nos rivières et de nos forêts ! » Sa mission lui parut ridicule. Le monde était déjà trop abîmé. Le garçon était certain d’arriver trop tard pour inter- peller les autres afin qu’ils arrêtent leur folle destruction, tant elle était déjà entamée. N’allait-il pas se faire prendre dans la toile collante de la civilisation des Blancs, succom- ber à leurs fausses promesses de richesse, s’éloigner de la sagesse des aînés ? L’angoisse et le découragement le sub- mergèrent. Sans s’en rendre compte, il produisit des sons si forts que les personnes, ahuries, s’écartèrent devant lui. L’image du lapin revint dans la mémoire du musicien, le messager de la peur lui rappeler de ne pas y céder ni d’y résister. Le pouls de l’Algonquin devint plu + Lire la suite |