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Citation de jeanlucmarieandree


Le klezmer se souvient de sa première rencontre avec
Sándor, juste après le départ de son père, deux ans après
la mort de sa mère, alors qu’il jouait de son instrument
dans les rues de sa ville. Il vit avancer un grand échalas,
maigre et affamé, la tignasse mal peignée, un violon à la
main. L’adolescent se mit à jouer avec lui, des airs hon-
grois. Le chapeau d’Elijah se remplit très vite, les musiciens
se partagèrent leurs gains. Sándor l’invita à manger, ils se
commandèrent des bureks serbes puis des Túró hongrois,
respectivement des chaussons fourrés à la viande et au fro-
mage blanc, le tout arrosé à la bière, un luxe, un véritable
festin. C’était la première cuite d’Elijah, la première grande
honte aussi, car Sándor lui tira ses péotes et se moqua
de lui devant tous les clients. Il prit son couteau et les lui
coupa, il mit les papillotes sur ses tempes et singea le Juif
devant tous les passants. L’enfant, d’abord interloqué, se
mit à pleurer, il voulut courir jusque chez lui mais il tomba.
Il se retrouva la face dans son vomi de bile et d’alcool.
Quand il rentra chez sa tante, il reçut une bonne raclée, il
fut privé de sortie trois jours durant et dû faire la promesse
de ne plus fréquenter les Gentils. Quand Elijah déballa
à nouveau son violon, dans une rue passante de la ville,
l’adolescent vint le retrouver, il s’excusa de son comporte-
ment et lui jura de ne plus jamais recommencer. C’est ainsi
qu’ils devinrent d’inséparables amis.
52Pourquoi personne ne l’a prévenu de sa mort, pourquoi
son épouse, Marta, n’a pas cherché un moyen pour l’en
informer ? Elijah se sent bien ingrat. Il a quitté la ville il
y a trois ans sans donné d’adresse et, depuis lors, il n’y a
plus remis les pieds. Il n’est jamais resté à la même place,
comment aurait-on pu lui communiquer le décès de son
ami. La tristesse du klezmer s’alourdit d’un grand désarroi,
tous ses projets tombent à l’eau, il avait imaginé rester en
ville, d’abord chez son ami, puis trouver au plus vite un
logement. Le violoniste contemple la grande avenue qu’il a
tant de fois arpentée pour se rendre à Cluj, à pied, en bus
ou en calèche, il ne lui reste plus qu’à la prendre, dans un
sens comme dans l’autre, selon l’inspiration du moment.
La femme revient un plateau dans les mains, elle le pose
sur une petite table verte. Elle remplit deux tasses de thé
brûlant et s’assoit à distance de son invité, elle ne tient pas
à alimenter les ragots des voisins et des passants. Elle offre
des gâteaux secs au musicien.
« Excusez-moi de vous demander cela, vu la circons-
tance, mais pouvez-vous me jouer quelque chose ? »
L’homme la regarde, surpris. Il plonge tout soudain
dans les yeux noirs intenses de son hôte, il tombe sans
pouvoir se retenir dans le beau sourire de la femme aux
cheveux de jais. Il en reste pétrifié, incapable de parler. La
femme attend. Pourquoi a-t-il l’air si embarrassé ? Est-ce
par timidité, parce qu’il est troublé par la gent féminine, ou
parce qu’il est gêné de devoir la faire payer.
Elle ne peut retenir un fou rire de nervosité. Elle se
reprend aussitôt, honteuse de s’être ainsi moquée. Elle fixe,
captivée, le beau visage du violoniste, ses traits fins et doux,
sa barbe fleurie de miel, ses cheveux bouclés, clairs comme
le chaume des prés, ses yeux bleus comme le ciel dégagé.
Elijah ne peut sortir du regard envoûtant, luisant
comme deux pleines lunes dans une nuit étoilée. L’assiette
53de gâteaux reste accrochée dans le vide, à peine retenue par
les doigts délicats de la femme, la main d’Elijah suspendue
en haut, comme un oiseau planant au-dessus de sa proie.
Le klezmer relève brusquement une jambe, le plateau
valse à terre, un geste maladroit, les deux jeunes gens
partent à rire aux éclats. Le klezmer s’apprête à réparer ses
dégâts, mais la femme lui prend aussitôt les deux mains.
« Je vais m’en charger. Pendant ce temps, s’il vous plaît,
jouez-moi juste un petit air de violon, j’aime beaucoup la
musique.
– Alors ce sera un air joyeux, car la vie continue n’est-ce
pas, mon ami m’aurait certainement demandé cela. »
Il se lève puis il exécute sans attendre un Freilach, une
danse de joie, par un jeu énergique de l’archet. Il ne peut
s’arrêter, car la femme l’encourage à continuer. Pendant ce
temps, elle observe fixement, à la limite de l’indécence, le
musicien. Il n’a pas le type magyar des Carpates, les pom-
mettes saillantes et les yeux légèrement obliques, mais il a
l’accent hongrois des gens de cette ville, de langue oura-
lienne et ougrienne. Elle enseigne à des enfants de primaire,
dont beaucoup de blondinets aux yeux bleus comme lui,
aux noms ouralo-altaïques, tel Attila, Ildiko, Arpad, l’his-
toire et les légendes de Transylvanie. La musique du vio-
loniste la transporte malgré elle dans la région du Danube
où les Magyars se fondirent avec les Huns, une confédéra-
tion de différents peuples asiatiques composée majoritai-
rement de Turcs et de Mongols, puis vainquirent les Slaves
et poursuivirent les conquêtes d’Attila en Europe occiden-
tale. Les mélodies du klezmer l’emportent dans la mytho-
logie du peuple hongrois des Carpates. Elle y rencontre le
dieu Isten, le père des hommes, le démon ördôg, le sinistre
mano, les fées de la terre, de l’air et des eaux, dont le palais
royal se trouverait dans les montagnes de Transylvanie. Le
musicien fait-il partie des tribus anciennes, libres et nobles,
54comme celles de ses élèves ? Mais alors pourquoi place-
t-il dans son répertoire des airs yiddish et séfarades, les
mélodies de son enfance ? Est-il juif comme elle ? De son
côté, Elijah partage les mêmes pensées. Il ne sait pourquoi,
mais plus il regarde son hôte, sa longue chevelure noire et
bouclée, et plus il a envie de lui offrir des mélodies orien-
tales, bulgares, grecques, serbes, bosniaques, des airs des
Balkans, mais aussi des mélodies espagnoles, portugaises,
marocaines, turques comme ce taqsims qu’il interprète à
présent. La femme se lève, elle l’accompagne avec la voix ;
d’abord un chant sans parole puis, très vite, une chanson
en langue espagnole. Elijah ne s’était pas trompé, elle est
bien juive séfarade, d’une culture qu’il méconnaît, si ce
n’est par ces quelques morceaux. Quelle coïncidence de la
rencontrer là, chez son ami disparu ! Mais il n’y a pas de
hasard dans la vie, juste des signes que tout est relié, qu’il
nous faut être à l’écoute de ce que nous disent les anges
gardiens, que Sándor, son ami chrétien, appelait l’esprit.
L’année qui a précédé son départ, ils échangeaient sou-
vent sur la spiritualité. Pressentait-il sa mort prochaine ?
Sándor défendait l’importance d’une pratique religieuse,
Elijah lui rappelait qu’il avait pourtant été le premier à le
condamner pour sa religion, en lui coupant ses péotes et en
l’incitant à raser ses tempes avant de venir ici. Pour Elijah,
l’important était d’être musical dans l’existence, le reste
passait après. Accueillir la résonance des êtres rencontrés,
changer de tonalité quand sa musicalité est désaccordée,
nourrir son âme de sons, est le travail de tout bon musi-
cien. Ainsi la communication devient fluide, on ne perd
pas de temps dans des demi-relations ou des faux liens
compliqués ! C’est précisément ce qui arrive maintenant,
alors qu’il joue devant la jeune femme de son âge : la voie
et la musique s’accordent, le lien est évident, sans obsta-
cles, ils sont dans une relation authentique, quasi magique.
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