Depuis l'Antiquité, la préparation de la thériaque divise apothicaires et médecins, sauf sur une chose, l'intérêt de continuer à la vendre à prix d'or! Pendant ce temps, nous, chirurgiens, curons les malades, enlevons les parties mortes ou infectées, redressons les membres déformés. Votre père avait raison, il ne s'agit pas d'un bon remède, mais plutôt d'une très bonne affaire.
Il y a d'un côté cette ville tenue d'une main de fer par l'intendant du roi, avec ses écoles de droit ou de médecine où l'on glorifie les travaux de l'esprit et ses ateliers où l'on glorifie le labeur des mains. Puis il y a tout le reste, toute cette fange dans laquelle se roulent la nuit ceux-là mêmes qui se vantent d'avoir les mains propres le jour. Et pourtant, de sont dans ces lieux et à ces moments obscurs que se traitent les affaires les plus importantes.
Mais quel régisseur, Lucien ? Reprit-elle interloquée. Croyez-vous que je chercherai quelqu'un pour remplacer M.Clément, alors que vous êtes sur place ? Dans mon esprit, j'ai toujours pensé que vous seriez capable de le remplacer un jour. C'est vous désormais le régisseur du domaine, si vous souhaitez prendre ce poste bien entendu. Et c'est dans ce cadre que je voudrais vous entretenir des projets nouveaux que nous pourrions former pour la Croix de Fer et les biens qui pourraient s'y rattacher.
Quoi qu'il en soit, il avait pris la ferme résolution de ne rien raconter de sa soirée et de sa nuit au village. Il se contenterait de dire qu'il avait dormi au mazet. Arrivé devant le mas, il se préparait à énoncer son mensonge lorsqu'il vit son père franchir le portail de la cour, sa casquette enfoncée jusqu'aux oreilles, les mains plongées au fond des poches et la mine renfrognée. Celui-ci vint se planter devant lui et, retirant de ses lèvres le mégot qui finissait de s'y ramollir, il arbora un rictus des plus désagréables pour lancer à Lucien : « Puisque tu as de l'énergie de reste pour aller et venir par un temps pareil, tu n'auras qu'à creuser un trou pour le grand-père, parce qu'avec cette neige, il vaut mieux s'y prendre à l'avance.
Je suppose que tu as cru ce qu'elle t'a dit ? Que tes journées d'ouvrier agricole te laisseront le temps de t'occuper des affaires du mazet et qu'avec le peu d'argent que tu gagneras, tu pourras payer ton hébergement et ta nourriture ? Tu as dû croire aussi qu'elle te proposait tout ça pour te faire plaisir ? Et alors, bien sûr, tu t'es dit que cela valait mieux que de vivre ici avec nous, qui nous échinons au travail pour empêcher que le mas des Euzes soit bouffé par les ronces. A quoi bon parler avec toi ? Tu as déjà décidé.
Cher monsieur, je ne comprends pas bien votre stratégie. Vous souhaitez vous faire élire maire de notre commune, vous êtes décidé à affronter une équipe municipale installée depuis longtemps, et vous sollicitez l'appui d'une femme, dont les projets ne seront pas pris au sérieux par vos adversaires eux-mêmes ? Ne craignez-vous pas qu'une association aussi inattendue vous conduise à l'échec et vous transforme en sujet de risée dans tout le canton ?
Le mas des Euzes était composé de trois bâtisses basses, aux murs de pierre sèche. L'une constituait la maison d'habitation, les deux autres, la bergerie et la remise. C'était le plus grand mas du plateau, et il jouxtait les bâtisses entremêlées du hameau de la Jalbertasse, où vivaient encore deux familles ainsi que la vieille « Mangeaclou », surnommée de la sorte car elle était maigre comme un clou.