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Citation de Partemps


Jean-Luc Nancy
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Difficile d’aller à l’esprit, en effet. Le distant, l’impénétrable… Parfois la peinture en dit long là-dessus, comme certains autoportraits… Que faire d’ailleurs de ce regard qui ne nous concerne pas vraiment, entièrement pris dans la singularité de son lieu ? Quelque chose d’intrusif ?

J’ai plutôt écarté l’autoportrait : je l’ai subordonné au portrait en général, en tant qu’il est toujours portrait de l’« auto », du rapport à soi (au lieu de poser l’autoportrait d’un côté, du côté d’un renvoi à soi, et de l’autre côté le portrait comme vision de l’autre). Il m’a semblé que le portrait montre sans réserve que l’autoposition imputée au « sujet » n’a jamais lieu que par, dans et comme un portrait. Donc, a lieu exposée ou s’exposant. En ce sens en effet, un intrus est indispensable : un autre qui m’expose.

Quel est l’intrus qui me fait sortir du ventre maternel ? Est-ce la mère ? le père ? moi-même ? moi-même à moi-même déjà intrus dès ma conception ? Pourquoi sortir du ventre et se montrer ? peut-être parce que justement j’étais un intrus dans ce ventre ? (c’est une amie philosophe, Sylviane Agacinski, qui m’a écrit après avoir lu L’Intrus qu’il faudrait parler de cet intrus qu’est l’enfant dans sa mère…). Vous dites : ce regard du portrait reste pris dans son lieu : mais non, je ne crois pas, justement pas : il irradie de son lieu singulier une capacité d’universel qui pourtant reste singulier et ne peut être universel que singulièrement…

Le corps s’expose, s’écarte de lui-même autant que s’écartent les singularités qui le peuplent. Vous semblez préoccupé, ces derniers temps, par un type d’espace sans cesse menacé de dispersion. Est-ce là le statut nouveau du corps qui reçoit ses mains ou son cœur du dehors ?



Pourquoi dire « menacé » ? L’extériorité, la dispersion sont toujours ressenties dans l’ordre de la menace. L’intériorité, l’intimité sont le « dedans », le foyer, l’identité… Or nous savons ce dont sont capables (ou incapables) les identités crispées… Mais il est vrai qu’il y a aussi dans notre actualité un éloge hâtif de la multiplicité et de la fragmentation, etc. En vérité, ce qui est à penser, c’est qu’une identité (une « intériorité ») n’advient – car il faut qu’elle advienne, c’est hors de doute – que quelque part (dans un corps, par exemple, dans tel corps) : mais quelque part implique la pluralité des « parts », des places, des lieux et des avoir-lieux. Il faut toujours un lieu-tenant de l’identité. Qui dit un lieu dit plusieurs lieux et leur exposition entre eux (ouvertures, frontières, passages, partages). Et que vienne une circulation inouïe jusqu’à nous des organes – bientôt sans doute entre des animaux et l’homme – qu’est-ce d’autre que la gigantesque intrication de la technique et de la nature que la nature a engagée depuis qu’il est issu d’elle un anthropoïde, un animal à outils et à symboles ? Dans cet animal, la « nature » s’est faite son propre « art » – à ses risques et périls…

Qu’est-ce précisément pour vous que le lieu, occuper le lieu ? Le lieu propre ne s’ouvre-t-il pas sur un lieu commun, une communauté ?

Occuper le lieu ? justement pas « occuper », pas comme une armée d’occupation. Non pas être là et s’y installer, au mépris des singularités du lieu, mais tenter d’être-le-là (comme voulut le penser Heidegger) : de se faire l’ouverture d’un lieu, cela par quoi il ouvre sur d’autres lieux – car sans cela il n’y a plus de lieu, il y a des places, des positions, rien d’autre – un « lieu », c’est d’abord une capacité de sens hors du lieu

Mais ce corps démembré-remembré est-il susceptible de rejaillir sur la constitution du corps social ? A cet égard pourrait-on envisager le mythe de Frankenstein comme le lieu d’émergence d’un homme nouveau – pour autant que Frankenstein puisse faire figure d’intrus dans la lignée des descendances ? (Il n’a pas de mère, cette mère dont vous parliez plus haut. C’est un corps sans filiation qui compose ses rapports avec des individus nombreux et qui n’exclut pas, peut-être, un cœur de femme. C’est un nouveau Christ dans son genre, un ressuscité d’un type nouveau)

C’est tout le « corps social » qui est désormais en proie à des processus très complexes de transformation, au point de devoir se demander en quel sens il est ou n’est pas « corps ». Nous avions eu le « corps du roi ». Puis le « peuple en corps ». Mais toujours, en somme, un corps organisé et ordonné en une autonomie souveraine. La « souveraineté » a un sens aussi longtemps qu’on peut désigner le « plus rien au-delà » que son nom signifie (souverain = au-dessus de tout). Mais désormais – c’est cela, l’extrême contemporain (pour reprendre la devise de Michel Deguy) – il faut voir la souveraineté se déconstituer d’elle-même : un autre rapport s’engage. Ni corps social, ni « lien » (terme à tout faire), ni « communauté » (trop en intériorité) : la complexité et la relative obscurité de l’« avec » : être « avec », c’est extérieur/intérieur, l’un et l’autre et ni l’un ni l’autre.

On dira que vous avez un entretien avec moi, mais aussi qu’il y a sur la table un clavier avec une souris, ou bien que Céline sort avec Mikhaîl : « avec » dit beaucoup de choses compossibles et incompossibles. Mais je ne verrais pas Frankenstein ici – pas du moins selon ma perception spontanée de ce mythe. Pour moi, Frankenstein est vieilli : il est d’ailleurs vieux dès qu’il est fait. Il est un assemblage mimétique d’un corps : pour nous, il s’agit d’autre chose, d’un tout autre mode de com-position ou de com-parution, de com-possibilité : compossibilité d’incompatibilités, peut-être, com-passibilités. Une humanité qui n’a plus un modèle qu’elle singerait par un monstre, mais qui discerne devant elle les traits indiscernables d’un à-venir qu’elle voit venir en tant qu’inconnu, monstrueux peut-être, peut-être monstratif d’un autre homme… Mais votre interprétation de Frankenstein est ici différente, et je vous l’accorde !
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