Le mythe du "gentil loup".
En ce début d'été 1764, alors que les troupeaux de moutons venus du bas Languedoc sont rassemblés pour l'estivage au cœur de la montagne vivaraise, s'ouvre le premier acte d'un drame qui va durer trois ans. Les deux témoins qui assistent au convoi du 1er Juillet et signent le registre mortuaire de Saint-Etienne-de-Lugdares, commune actuelle de l’Ardèche limitrophe de la Lozère, ne peuvent s'en douter. Ils sont les premiers a venir attester, ce dimanche-la, d'une réalité qui va secouer l'Europe entière bien avant de déchainer, un bon siècle plus tard, les passions jusqu’à aujourd'hui.
Certes, après l'An Mil les marchés de l'Ancien Régime n'ont pas fait commerce de chair humaine, comme cela aurait été le cas à Tournus, en 1032, selon Raoul Glaber. Cependant, le recours au cannibalisme ne disparaît pas avec les terreurs de l'An Mil. Semblables scènes se retrouvent en Franche-Comté en 1637 où l'on aurait fait "picorée" de chair humaine, et en Livradois où l'on déterre, en 1694, quelques enfants tout juste froids pour les manger. Ces cas d'anthropophagie ne sont que les conséquences extrêmes d'une vulnérabilité biologique sensible, en dehors des années normales. Sans aller jusqu'à pareilles extrémités, les carences alimentaires qui rendaient les hommes si vulnérables aux atteintes épidémiques sont l'un des éléments qui viennent détruire le mythe du "bon vieux temps".
Contrairement à d'autres disciplines scientifiques, l'histoire en marche ne périme pas les contributions précédentes: elle les met à jour dans un effort de dépassement selon les préoccupations du moment.
La Bête saisit-elle un mouton ? Notre bergère fait tout pour le lui arracher. C'est alors seulement qu'elle subit des blessures au visage mais sans mauvaise suite : la Bête n'est pas un loup enragé. Et elle ne résiste pas à une défense résolue. Elle s'esquive devant les boeufs et ne s'enhardit que devant ses victimes les plus faibles. Mais l'horreur qu'elle inspire ne connaît point de frontières.
Masse anonyme de petites gens, accrochés à la terre ou vivant au plat pays, hommes des montagnes, des plaines et des plateaux, des champs ouverts (openfields) et des pays "coupés" (bouchures), les "laboureurs et gens de village"- pour reprendre la vieille expression sortie du Moyen Age- ont assuré l'essentiel du patrimoine de notre humanité. De leur présence les traces se retrouvent sans cesse dans nos paysages, nos généalogies et nos cultures. Ces "païsants" pris au sens large -"villageois du païs" (comme à Rocroi en 1643) ou plutôt des "petits païs" -ont été les mulets de l'histoire, en France comme ailleurs. Producteurs des richesses sur lesquelles les classes privilégiées ont édifié leur puissance et les pouvoirs publics leurs finances, les habitants des campagnes ont façonné, de génération en génération, la matrice environnementale dans laquelle les citadins se sont répandus depuis moins de deux siècles.
A la recherche d'un monde perdu, en quête de racines, le citadin demande à l'espace rural une vertu récréative ou "dépaysante" et à ses habitants, en particulier à ceux qui sont restés "paysans", des valeurs traditionnelles d'équilibre, de sagesse, de savoir-vivre. S'échapper des zones urbanisées, c'est prendre le temps d'aller à la rencontre de l'homme et de la nature.
"Je passe sous silence les autres accidents pour vous donner la description de ce furieux animal [...]. Cette bête a la tête très large, très grosse, allongée comme celle d'un veau et terminée en museau de lévrier. Le poil rougeâtre, rayé de noir sur le dos, le poitrail large et un peu gris, les jambes de devant un peu basses, la queue extrêmement large et touffue et longue. Elle court en bondissant, les oreilles droites ; sa marche au pas est très lente. Quand elle chasse, elle se couche, ventre à terre et rampe ; alors elle ne paraît pas plus grande qu'un gros renard. Quand elle est à la distance qui lui convient, elle s'élance sur sa proie et l'expédition est faite en un clin d'oeil. Elle mange les moutons en l'air, droit sur ses pieds de derrière ; alors elle est assez grande pour attaquer un homme à cheval. Sa taille est plus haute que celle d'un grand loup."
Le nom des "gens de la terre" n'est point inscrit au fronton des célébrités nationales. Loin des figures de proue de l'histoire politique ou militaire, les personnages que nous recherchons forment la majorité des anonymes . Ils sont censés ne pas avoir "fait" l'histoire mais l'avoir subie
La réapparition protégée du loup n'est pas une simple question hexagonale. C'est à l'échelle européenne que des solutions pragmatiques - et seulement idéologiques - pourront être mises en place. Mais de combien de temps disposent encore bergers et éleveurs confrontés au prédateur?
"La bête farouche qui répand depuis un mois dans tout le Gévaudan la plus grande consternation [...] a déjà dévoré neuf enfants du côté de Langogne, deux dans la terre de Peyre, deux dans celle de Saint-Alban ; elle a de plus attaqué trois personnes, dont l'une est morte des suites de sa peur dans des accès épouvantables de frénésie."