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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Je me souviens, l’appartement de la rue de la Chaise, près du Bon Marché. Les murs blancs à moulures, l’odeur de café et des smoothies à la fraise. La fontaine et le jardinet dans la cour intérieure. Le quartier général pour la campagne des primaires du Parti socialiste en 2006. Un petit groupe de garçons et filles, 20-30 ans, dévoués corps et âme à l’ancien Ministre, au Professeur, à l’Agrégé, à l’Économiste, à notre « dieu », Richard Eleski.
Il débarquait, le costume froissé, le cheveu en bataille, se posait, les reins lourds, dans son fauteuil Empire. Vidait un grand verre d’eau, nous fixait de ses yeux pochés et pénétrants… « Il faut chercher les angles morts, mes petits. Les prélèvements obligatoires et les impôts, cela n’a rien à voir. » On prenait des notes, raturait, surlignait. Parfois, ça chauffait… « Si je n’ai pas ce rapport demain, je vous coupe les couilles. » Au bout d’un moment, il regardait sa montre, se levait de toute sa masse, repartait, on ne savait où. Laissant des deux côtés du fauteuil ses mentors en communication, la fashionista rusée Pénélope Pradat et l’intellectuel Claude Lécharpe de la Fondation Léon-Blum. Deux salariés du groupe BHVA, experts en ventes de discours et placements d’idées, qui rivalisaient d’ingéniosité… « Ne jamais parler de la réalité. Ne jamais parler de la vie. Bien les connaître, ne jamais en parler. Les contourner. Prendre la parole, jamais le sujet. — Inverser, déplacer, colorer, éluder, biaiser, dilater, mentir sans mentir. » Pourquoi mentir ? On pouvait toujours faire mieux.
J’avais 20 ans. Ma famille habitait dans le Loir-et-Cher. Blois. Mon père, blésois de souche, enseignait la philosophie dans un lycée de la ville. Ma mère travaillait dans une compagnie d’assurances avec du sang espagnol dans les veines ; sa grand-mère antifranquiste, réfugiée à Blois pendant la Retirada, avait épousé un infirmier des Grouëts. Après le baccalauréat, j’étais venu à Paris pour étudier à Sciences Po. C’est là où j’avais rencontré Richard Eleski, on discutait parfois avec lui à la fin de ses cours d’économie politique… « Je suis socialiste. Je suis social-démocrate de conviction. Si j’étais président ?… Eh bien, je ferais porter l’effort sur la formation, j’ouvrirais un droit nouveau, permettre à chacun de se reformer à un moment de sa vie. » La rue Saint-Guillaume et la rue de la Chaise se touchaient presque. Un jour, j’avais sonné à la porte du QG d’Eleski. Julien Bidard, l’un de ses assistants, m’avait reçu. Trente ans, bien plus âgé que moi, Bidard, mais encore assez jeune pour se distancier du socialisme social-démocrate, formateur ou non… « De vieux mots, rassurants par leur usage, leur usure. Le débat public réclame des références, même obsolètes. Mais Richard Eleski, c’est bien autre chose, de plus aventureux, de plus excitant. Crois-moi. » Eleski avait le corps, la voix, l’intelligence, la culture, la profondeur d’un homme qu’on pouvait croire. Un Européen, parlant l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien. Un Moderne, précurseur du blog politique en France, malgré ses 50 ans bien tassés. Ça nous allait bien, nous, millénials du troisième millénaire, décidés à sortir de la sale histoire du XXe siècle par les nouveaux outils numériques.

Malgré les meet-up entre blogueurs et militants et les discours de la méthode Lécharpe et Pradat, Eleski s’est crashé à la primaire socialiste. Aplati par la présidente de Poitou-Charentes, Mme Démocratie-Participative. Si participative qu’elle avait refusé de débattre avec lui. Si mauvaise que Mathieu Carchère a gagné la présidentielle et soutenu la candidature d’Eleski à la direction du Fonds monétaire international. La bande de la rue de la Chaise s’est dispersée. Bidard a rejoint son Ardèche natale pour se relancer dans la politique locale. Moi, j’ai passé mes diplômes à Sciences Po, entrepris un voyage d’études à Barcelone, fréquenté l’université Pompeu-Fabra, l’une des meilleures en matière de sciences politiques et de communication. À mon retour à Paris, je suis entré chez BHVA (sur recommandation de Lécharpe), où j’ai gravi tous les échelons du conseil. Wording, drafts, story-telling, rapports pour patrons du CAC 40, coaching de chefs d’État du tiers-monde, etc. Ma petite amie de l’époque, interne en médecine, me traitait gentiment d’imposteur… « Tout ça, c’est de la pub, de la com, de l’enfumage. — La pub, c’est la poésie des pauvres. La com, celle des cadres. Rien à voir avec mon job. Je m’occupe d’Expertise et de Stratégie. »

La stratégie consistait à ne pas lâcher Eleski, de plus en plus socialiste de droite à Washington, de plus en plus déroutant aussi dans sa gestion du désir et de l’ennui loin de Paris. Pradat a pris le premier vol pour déminer l’affaire de l’économiste danoise harcelée au FMI. J’ai fait ce que j’ai pu pour distraire la presse à Paris : recadrage du contexte, attente dilatoire d’éléments nouveaux, rappel de la présomption d’innocence, sanctuarisation de la vie privée. Malgré ses dragues sauvages, Eleski restait la personnalité politique préférée des Français pour la présidentielle de 2012. Et cette fois, le terrain de la primaire était dégagé, la grande famille sociale-démocrate ne proposant qu’un panel de seconds couteaux, dont Henri Boulende, l’ex-concubin de Mme Démocratie-Participative. Pour fêter les 60 ans d’Eleski, on lui a offert une photo du président américain de la série The West Wing dédicacée par l’acteur : « Au futur vrai président de France. Good luck ! » On pouvait toucher Martin Sheen, on pouvait toucher n’importe qui avec la carte Eleski. Il allait bouffer Boulende puis Carchère. Bidard et moi, on le voyait déjà à l’Élysée, et nous avec.
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